Exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Baudelaire, l’Albatros, Les Fleurs du mal.
Un maître de l’escalade, un de ceux qui y a consacré sa vie, qui a changé les règles et qui a accéléré l’évolution. Grimper en «jaune» c’est lui, enchaîner tout seul et très vite les plus belles voies des Dolomites, c’est lui. Un Belge bizarre qui aimait les livres et grimper en Italie. Là-bas il était Il Divino Claudio.
L’histoire de l’escalade est marquée par quelques événements grandioses et quelques personnages qui font la légende : Winkler et son envolée à la tour de Vajolet, Cassin et ses faces nord, Bonatti et son pilier, Claudio Barbier et son enchaînement aux Tre Cime di Lavaredo. Ce grimpeur belge de Bruxelles, dont le nom ne vous dit peut-être rien, a tout simplement enchaîné seul, par une belle journée d’août 1961, cinq voies à la file dont deux parmi les plus prestigieuses des Dolomites, massif italien où les meilleurs grimpeurs se retrouvaient pour rivaliser d’efficacité. C’était à l’époque, fin des années soixante (1), le lieu de tous les ébats pour les forts grimpeurs. Et Claudio faisait fort : 1 800 mètres d’escalade en 13 heures (y compris les descentes), en commençant par les très célèbres voies Cassin à la Cima Ouest (cotée actuellement ED-, il mit trois heures) et Comici à la Cima Grande (même temps). Pas des couennes, des vraies voies de 500 mètres, jamais moins que verticales, toujours soutenues. Personne n’a refait depuis un tel enchaînement, logique, élégant, exigeant. La rumeur court que Messner a essayé mais il aurait arrêté à la troisième étape en déclarant «Barbier est fou !» Une course contre le vide démesurée, pure et emphatique comme son auteur qui adorait citer Cyrano de Bergerac ou le vicomte de Bragelone.
Tre Cime, dédicace du solitaire
Le temps d’une journée, Claudio Barbier a enchaîné cinq voies parmi les plus belles
des Tre Cime de Lavaredo : un enchaînement prophétique, jamais égalé. Accompli pour des raisons strictement personnelles.
Le coup d’éclat de Claudio est le point d’orgue d’une saison exceptionnelle : 1961, son année de grâce, et les Italiens des Dolomites qui connaissent déjà bien ce Belge installé là quatre mois par an depuis cinq ans vont le traiter en roi. Il devient Il Maestro ou Il Divino ! On le fête partout, il devient comme Livanos, le Grec, une vedette adoptée.
Il maestro
Un type étrange, solitaire, qui a voué sa vie à l’escalade. En Belgique certains auront du mal à suivre ce géant. D’autant plus qu’il ne facilitait pas les choses.
Les Italiens ont compris à quel point ce type déroutant par son allure et ses éclats est habité par la passion du rocher et du vide. Claudio – bien sûr il s’appelait Claude mais il a préféré se situer – était un étrange monomaniaque : jusqu’à sa mort à 39 ans, tous les ans, il se retrouve, après une visite en Autriche ou dans le sud de la France, et à Chamonix bien sûr, dans les Dolomites en mai pour n’en repartir qu’en octobre. Son matériel et ses livres méticuleusement rangés dans sa voiture, il écume les plus belles voies, à la Civetta, à la Cima d’Ambiez, à la Marmolada, partout, ne s’accorde de récréations que «dopo la salita» et est fêté dans les refuges, Locatelli, Vazzoler, etc… comme un frère et un héros. Il ne semble vraiment heureux que lorsqu’il grimpe, vraiment à l’aise que là dans l’ambiance chaleureuse des Dolomites. Il est détendu, blagueur ; ailleurs, en Belgique, ceux qui le rencontrent, faisant la loi à Freyr, la grande école de la Meuse où il se comportait en seigneur, ont parfois été déroutés par cet homme imprévisible d’humeur et dont ils n’osaient percer le masque. L’escalade a été l’exutoire et la planche salut de Barbier : là il s’est exprimé, a exploré son côté nietzschéen alors que sa vie quotidienne semble avoir été marquée par la difficulté d’être.
CE CHAMPION DE LA VITESSE A COMMENCE PAR RATER DES COURSES A CAUSE DE SA LENTEUR
Ce grimpeur acharné, moderne, au palmarès exceptionnel – impossible de compter ses voies, au moins neuf cents de très haut niveau dans les Dolomites, des réussites partout dans les Alpes (un exemple, le Piz Badile seul), et surtout, ce qui l’a imposé, de multiples solitaires – n’était pourtant pas doué du tout au départ. Maladroit, besogneux lors de ses premiers essais à 16 ans, il lui a fallu acharnement et persévérance pour s’améliorer. Ce champion de la vitesse a commencé par rater des courses à cause de sa lenteur : il s’est corrigé par un entraînement intensif, s’acharnant à Freyr tous les week-ends et en semaine s’il pouvait (il habitait Bruxelles). Il n’avait ni l’allure ni la morphologie d’un grimpeur, tout au moins selon l’image actuelle : grand, lourdaud, gauche, souvent mal à l’aise, un physique qui n’imposait pas. Il a cultivé la recherche du geste juste et à coup de volonté est devenu un grimpeur habile, transfiguré, dont tous les partenaires vantent la technique : «il ne faisait jamais tomber une pierre…. son grand truc, enchaîner des longueurs de 5 sans un point d’assurance…». A 16 ans, il aborde pour la première fois l’escalade et les Dolomites et a pour guide Lino Lacedelli qui vient d’atteindre le sommet du K2. Elève brillant il termine des secondaires classiques (latin, grec, écoles religieuses dont il supporte mal la discipline et l’étroitesse d’esprit). Il déclare alors à ses parents, bourgeois aisés dont il est le fils unique et chéri, qu’il lui est impossible de faire des études étant donné que l’escalade l’occupera de mai à octobre… On peut imaginer la tête des parents : c’est leur seul enfant et ils ont dû envisager pour lui un autre avenir ! Ils lui suggèrent de travailler et lui trouvent un emploi. Claudio se retrouve «dans un bureau fermé, avec des gens mal lavés, entre quatre murs dont le comble est qu’ils sont peints en vert !» Il tiendra une semaine… Ses parents lui proposent alors un arrangement qui durera toute sa vie : le loger, le nourrir et lui donner une petite rente, juste de quoi survivre. Claude pourra devenir le grand Claudio grâce au parrainage familial : ce n’était pas encore courant à l’époque. Bon système tant sa folie de l’escalade était irrépressible, système ambigu dans la mesure où en faisant un assisté il n’aura que l’escalade pour exutoire montrant parfois une certaine angoisse à n’être rien d’autre : à cette époque le seul professionnalisme possible passait par le métier de guide, profession dont il n’avait guère le profil (combien de fois n’a-t-il pas planté un second en pleine voie parce que celui-ci s’était montré présomptueux !) (2), ni la nationalité. Barbier a toujours refusé de monnayer ses talents : il a décliné l’offre d’une société autrichienne de matériel qui voulait se l’attacher et n’a pas répondu aux tentatives du roi Albert (3) de Belgique d’en faire son guide. La vie de cet apôtre va alors s’organiser sur deux modes : son univers personnel, sa chambre, sa bibliothèque, et l’escalade.
IL NE SEMBLE HEUREUX QUE LORSQU’IL GRIMPE, VRAIMENT A L’AISE QUE DANS L’AMBIANCE CHALEUREUSE DES DOLOMITES.
Très cultivé, grand amateur de littérature et de beaux livres, il enrichit une bibliothèque de grande qualité (plus de mille livres de montagne, un fond de littérature classique) en allant «draguer» comme il dit chez les bouquinistes de Bruxelles ou d’ailleurs, achetant et revendant à l’occasion : ses parents tenteront de canaliser ce goût en lui proposant de s’installer mais il ne semble pas que le boutiquier ait jamais percé sous le collectionneur. Il épluche toutes les revues alpines, tient des notes à jour et fulmine quand un alpiniste cède à la frime : il a l’honnêteté chevillée au corps et une morale à toute épreuve, héritage parfaitement assumé de son éducation et de son milieu. Lui-même ne cherchera jamais à mettre en avant ses extraordinaires solitaires (au départ en partie par manque de partenaire disponible puis par goût de l’efficacité), à tel point que les seules mentions de son activité sont à chercher dans les replis de la chronique alpine de la revue du Club alpin français, repérée par l’œil sagace de Lucien Devies.
1970, au-delà de la verticale
Dans les Dolomites, c’est l’apogée de l’escalade artificielle, et ses derniers feux. En Belgique, Barbier allait dénoncer le surpitonnage et contribuer à libérer l’escalade : il ne voyait d’avenir que par le haut.
Barbier est d’une rigueur qui frôle le puritanisme mais qui surtout remet les pendules à l’heure : alors que l’époque est à la pitonnite aiguë, il y voit le signe d’une décadence, prône l’escalade libre et économique et invente une expression qui restera célèbre, l’escalade en jaune : certains pitons, utiles à l’assurance, ne doivent pas servir à la progression, ils sont donc intouchables, ils sont jaunis. Au début, à Freyr en particulier, Barbier envisageait de peindre les pitons intouchables en jaune : l’expression est restée mieux que la peinture mais surtout l’idée est à la base de l’escalade moderne : le grimpeur est seul avec le rocher, l’escalade va éclater par le haut niveau, par une élite. Certes Claudio n’est pas le seul à critiquer la dégénérescence d’une escalade soit trop sécuritaire soit trop technologique, il a été en Allemagne de l’Est, les revendications de Gary Hemming et de Reinhold Messner (retour aux sources et dévalorisation du 6e degré) vont dans le même sens, mais en infléchissant l’évolution de l’escalade il allait s’attirer les foudres d’un Club alpin belge académique et rétrograde. Entre des têtes pensantes comme Claudio, Jean Bourgeois, soutenus par des disciples mordants comme Jacques Collaer ou Thierry Leruth, et les officiels installés qui se drapaient dans la sécurité, la guerre a été vive. Les rebelles nettoient les voies, on perquisitionne chez eux ! Scandalisé, Barbier répliquera en fondant le Groupe Belge d’Alpinistes, qu’il voyait comme un équivalent de l’élitiste et français Groupe de Haute Montagne, et le moins sérieux et plus polémique Gamma ou « groupe des alpinistes méchants malhonnêtes et antipathiques ». Bien sûr dès sa mort le Club alpin belge récupéra Claudio, héros national qui avait vu juste… Barbier ne se sentait pas reconnu à sa juste valeur dans son pays, mettant même une certaine coquetterie à se proclamer, en référence à Baudelaire qu’il admirait, «grimpeur maudit». Il faut dire que la culture alpine de la presse et du public laissait à désirer : le journal Le Soir (4) lui a un jour consacré une pleine page parce qu’il avait grimpé seul une voie classique de Freyr : une célébrité dérisoire pour ce champion des grandes parois dolomitiques !
UN GRIMPEUR ACHARNE, MODERNE, CONSACRE A L’ESCALADE, AU PALMARES EXCEPTIONNEL. PLUS DE 900 VOIES ROCHEUSES DANS LES DOLOMITES, MAIS EGALEMENT DE MULTIPLES SOLITAIRES.
Ce grimpeur qui avait tant le sens de l’avant-garde ratera malgré tout quelques rendez-vous, avec une première prestigieuse et avec le grand bonhomme qu’était en train de devenir Reinhold Messner. En 1957, parce que son partenaire Dieter Marchart a reçu une pierre sur le genou, il doit renoncer à participer à l’ouverture de la voie Philipp-Flamm (noms des ouvreurs) à la Civetta : une voie qui restera longtemps le nec plus ultra de l’escalade libre dans les Dolomites (et qui l’est encore, simplement moins à la mode). Il en fera tout de même la seconde ! Quant à ses relations avec Messner elles semblent avoir été marquées par une certaine mauvaise foi du Tyrolien futur mangeur de 8 000. Premier round, alors qu’ils avaient fait le projet très audacieux d’ouvrir ensemble une voie à la face sud de la Marmolada, Claudio renonce : il est fatigué, il vient de faire le pilier Bonatti au Dru et n’a pas le temps de récupérer (5). Deuxième round : Messner dans un article retentissant attaque le surpitonnage et l’abus des moyens artificiels et de citer la dernière voie «technologique» ouverte par Barbier !… Messner, lyrique, conclut : «comme Siegfried, laissez vivre le dragon !) (6) Ulcéré par ce mauvais procès, alors qu’il a toujours défendu l’escalade libre, le «moins de pitons» possible, la recherche de la difficulté, Barbier répliquera en ouvrant la voie du Dragon, tout en libre, très difficile, avec seulement quelques pitons. En fait, et Barbier le reconnaissait aisément, ils ne pouvaient être rivaux : Messner était un alpiniste complet qui portera rapidement son ambition sur l’Himalaya, alors que Barbier restera toujours et exclusivement un pur grimpeur. Il avait une formidable horreur de la neige, la glace n’en parlons pas, et à part quelques réussites pour entrer au GHM (mais la Walker ne peut être considérée comme une course de mixte !) il ne cherchera jamais à combattre sa répulsion pour la neige. Du coup la porte des hivernales lui sera fermée.
ENTRE 1955 ET 1977, IL ECUME LES PLUS BELLES VOIES, EN ITALIE, EN AUTRICHE, EN FRANCE.
Comme l’albatros de Baudelaire, Barbier était «le roi de l’azur» : c’était suffisant et illimité. Drôle de personnage tout de même, double, secret et théâtral, capable de trouver son inspiration à la fois chez Nietzsche et chez Johnny Hallyday. Il ne manquait jamais les concerts en Belgique de Johnny et en sortait exalté, extasié, après avoir hurlé avec son idole. L’un de ses canulars belges favoris était en solo de s’arrêter dans un pas difficile et de brandir le point comme Johnny. Ça épatait les «crabes», exaspérait les coincés, amusait sa cour. « Dopo la salita », le maître allait s’asseoir à sa table du Refuge (7), le bistrot des grimpeurs de Freyr et sélectionnait avec majesté ceux qui avaient le droit de le rejoindre.
Il pouvait aussi changer brutalement d’humeur et ne plus parler à personne, pendant des jours, muré dans un monde intérieur, inabordable. Dans les Dolomites, il semblait en phase avec la réalité mais c’était là une terre d’exil : il n’a jamais répondu aux propositions de ses amis italiens prêts à le faire maire d’un village pour le garder ! Inadapté à l’horizontal (il n’a jamais travaillé ; il parlait de son Livre mais tout était dans sa tête), adapté à la verticale : peut-être aurait-il été plus à l’aise à notre époque où un grimpeur peut en tout légitimité n’être que cela ? Mais son refus du profit, son puritanisme l’auraient certainement maintenu en marge. Grimpeur maudit : Barbier jouait sur les mots car ses pairs l’ont toujours reconnu à sa juste valeur, comme un artiste qui a laissé une œuvre : son enchaînement «historique» et ses innombrables et souvent très rapides ascensions solitaires, fruits d’une volonté méthodique et réfléchie. Il ne se lançait pas en «desperado», il préparait ses itinéraires et jaugeait sa forme avant de partir. Capable de renoncer s’il ne se sentait pas bien, capable d’enchaîner quatre ou cinq grands itinéraires dolomitiques en une semaine de beau temps, capable de se brouiller avec un ami s’il faisait tomber une pierre, faute impardonnable (8). Soucieux de la forme, il n’hésitait pas à sauter des pitons superflus. Les Italiens, qui ont le sens des formules, l’ont appelé «le Descartes de l’escalade». Il était en effet plus méthodique que baroudeur et aurait pu paraphraser le philosophe : je grimpe donc je suis ! Il a écrit quelque part : «Tous mes moyens sont sensés, mes mobiles et mon but sont fous». Dans certains passages surplombants où la progression se faisait de piton en piton, il utilisait en solo des tisonniers recourbés au bout qui lui permettaient de s’accrocher rapidement et d’enchaîner (9). Mais dans certaines voies bien connues qui lui servaient de test et d’exutoire, des voies de 200 mètres en 4 / 5, il ne prenait ni bout de corde ni mousquetons. Sans forfanterie ou sans le savoir il a souvent frôlé la mort : il lui est arrivé de «voler», on raconte même qu’à Freyr un câble de pendule s’est rompu après son passage, il refusait de porter un casque et se contentait d’une ceinture de cuir en guise de baudrier.
L’albatros a échoué à 39 ans, alors qu’il semblait avoir trouvé un certain équilibre affectif. Un soir de mai (1977) on a retrouvé son corps empêtré dans une échelle de spéléologue au pied du rocher d ‘Yvoir. Le solitaire se livrait à une de ses activités favorites : à la recherche de sites nouveaux, il nettoyait le rocher, le «peignait» comme il disait, pour la seule liberté possible, celle de s’échapper par le haut.
Merci à Anne Lauwaert, Jean-Claude Legros, Thierry Leruth, Jacques Collaer, Elie Hanoteau.
Texte publié dans la revue ALPIRANDO n° 102 (septembre 1987).
Notes de « Claudio Barbier.be » :
(1) Au début des années 60.
(2) Il semble bien que cela appartienne à la légende et ne soit jamais vraiment arrivé.
(3) Il s’agit en fait de Léopold III, le roi Albert 1er étant mort (d’une chute en rocher) en 1934.
(4) En fait, les journaux « La Meuse » et « La Lanterne » en juin 1969.
(5) En réalité, le projet venait de Messner, celui-ci le gardait secret, et Claudio ne voulait pas s’embarquer dans un projet dont il ne savait rien.
(6) « Sauvez le dragon » est un autre article de Messner en 1968.
(7) Nom exact : le « Chamonix ». (Cet établissement a malheureusement été détruit par un incendie en 2013.)
(8) La grosse faute, c’était surtout de laisser tomber un piton ou un mousqueton !
(9) En réalité Claudio a clairement condamné cette technique du tisonnier.