– » Debout ! s’écrie Claudio, il fait magnifique ! Ciel serein, myriades d’étoiles, vite ! Il fait un froid de canard… »
Une tasse de thé, quelques biscuits. Nous descendons sur la pointe des pieds. Tout le refuge dort dans l’obscurité de cette merveilleuse nuit. Départ ! Top : il est 5 h.
Quel ciel ! L’air est vif. Les étoiles semblent plus claires et plus nombreuses que d’habitude. Si on était chez nous, je dirais qu’il gèle. Le faisceau lumineux de notre lampe de poche cherche le sentier qui part sur la gauche et court à mi-pente sur le flanc enneigé du Monte Paterno. L’herbe crépite sous nos pas et scintille comme si elle était gelée. Les Tre Cime se profilent contre le ciel et les faces nord ont un éclat de vieil argent. La conque s’étale, grandiose et silencieuse dans le mystère de la nuit et cette féerie resplendit, rien que pour nous. Nous sommes bien habillés, je n’ai pas froid, même pas aux mains.
Quelques voitures sont garées près de la Forcella. Pourvu qu’il n’y ait personne dans notre voie ! Je me tapis entre deux gros blocs, à l’abri du vent. J’ôte mes chaussures trop lourdes et, les pieds emmitouflés dans le K-way de Claudio, j’attends, assise en tailleur, seule dans cette nuit magique, qu’il descende à Lavaredo prendre le matériel et mes petites chaussures légères. La lampe de poche descend, puis tourne autour de la voiture. Les portières claquent. L’air est si pur que le moindre bruit résonne comme dans un amphithéâtre.
Quelqu’un monte vers les faces, pourvu qu’il aille autre part que dans notre voie.
L’aube commence à pâlir, les étoiles doucement s’estompent. Les premiers rayons du soleil n’effleurent pas encore les sommets, mais la première lueur franchit l’horizon. C’est l’heure ensorceleuse pendant laquelle, imperceptiblement, d’abord la nuit paraît plus sombre et puis brusquement fait place à l’aube qui très rapidement s’installe et envahit tout le ciel avant de descendre sur les sommets et le long des parois. Pendant cette alchimie on pourrait facilement se sublimer, se fondre dans l’air et dans les rochers environnants : je pourrais mourir comblée. Cruelle rançon : chaque fois que j’entrevois l’extrême, en redescendre est plus pénible, le quotidien n’en devient que plus insipide et plus banal.
D’une tente sort quelqu’un qui pousse un sifflement joyeux, vigoureux et décidé ; il passe près de moi sans me voir et va rejoindre son compagnon qui est déjà au pied de la paroi. Il portait une étrange escarpolette et j’en déduis qu’ils partent tous deux dans la Brandler-Hasse, nous sommes sauvés…
Claudio me tend mes chaussures:
– « Ça va ? »
– « Ça va ! Non, je n’ai pas froid. » Il sait que je suis frileuse et je m’étonne moi-même de ne pas être gelée.
6 h 50 ! Nous sommes au pied du socle, encordés, et top : départ ! Pendant des jours et des jours nous avons observé la paroi, inutile de demander par où la voie passe : c’est toujours tout droit !
7 h 20 : début des difficultés. Claudio est parti sur la splendide paroi, vers la gauche, dans une fissure puis une petite traversée encore plus à gauche, avant de s’élever jusqu’au relais. Je le rejoins et il repart vers la droite. Pour la circonstance, il porte des nouveaux bas qui sont terriblement jaunes. Il part dans un dièdre surplombant puis reprend vers la droite. Maintenant, les fissures et les dièdres déversés se succèdent. En fait, nous sommes en plein surplomb avec quelques pas sur le rocher et d’autres sur les étriers dans un ballet très aérien. Dès qu’un replat le permet, il installe le relais et je le rejoins.
-« Quand est-ce qu’on est sur le dos du chien ? »
-« On y est… » Mais Claudio continue. Il avait pourtant promis qu’on déjeunerait au sommet de la grande tache qui a la forme d’un chien.
Le vent est très piquant. Je porte deux paires de bas de laine, un gros pantalon de velours, deux pulls, deux blousons, un passe-montagne et, par dessus tout ça, les capuchons de mon training et de mon K-way. Pendant les relais, je me refroidis, j’ai les mains et le dos gelés. La longueur suivante est pénible : mes mains sont figées et insensibles, je ne sens plus les prises, je les devine et mes doigts ne résistent que par habitude, ils s’agrippent obstinément parce qu’ils savent que c’est ce que j’attends d’eux.
La paroi ? Elle est franchement surplombante. C’est bien comme le dit Livanos, nous sommes en plein « au-delà de la verticale ». Sur certains relais, se tenir debout est pratiquement impossible, on reste assis en essayant de bloquer une jambe derrière une écaille ou bien tout simplement accroché aux pitons. De temps en temps, des pierres tombent du sommet avec un ffffrrrrrr effrayant, elles passent à plusieurs mètres devant nous et vont s’écraser dans le pierrier, 200 m plus bas et très loin du pied de la paroi.
L’aube s’est installée et, au loin, le refuge a illuminé ses fenêtres, puis une à une elles se sont éteintes. La grande salle sera déjà pleine de promeneurs. Bepi, le gardien, nous a certainement repérés dans la voie, mais sans savoir que c’est nous.
Pendant plusieurs longueurs, nous progressons sur les étriers. Dans les voies faciles, nous grimpons habituellement avec une seule corde d’attache, dans les voies plus difficiles, comme celle-ci, nous employons deux cordes plus fines pour avoir plus de liberté de manœuvre.
Notre rythme est constant. Pendant que j’arrive au relais, Claudio fait des photos.
– « Dans Etoiles et Tempêtes, de Rébuffat, il y a une photo de ce passage, elle est imprimée à l’envers. Je te la fais : c’est une classique, pour collectionneurs. »
Il adore les photos pour collectionneurs…
Claudio repart vers la droite. C’est mon tour. Combien ai-je de pédales ? Trois : une accrochée à ma ceinture, main gauche et pied gauche sur l’autre, pied droit et main droite sur la troisième. Je suis en train de porter tout mon poids de l’étrier gauche sur celui qui suit à droite quand, brusquement, mon pied gauche part avec l’étrier et le clou auquel il est attaché. Ça s’est passé en un clin d’œil ! Je fais un rétablissement très limite sur l’étrier droit mais sans lâcher le gauche… Claudio a tout vu, il a tiré la corde et assuré le plus sec possible. Il me regarde goguenard en chantant sur l’air bien connu de Johnny Hallyday : « Les clous, quand ils vous arrivent, oh oui, oh ça fait mal !… »
Il ne peut cependant réprimer un soupir de soulagement et je vois bien qu’il a eu très peur de me voir dévisser. Je n’aurais pas fait une grande chute, ni un énorme pendule puisque la distance entre les clous est courte. En second on est toujours assuré plus sec, mais en cet endroit vraiment surplombant, en tombant je me serais écartée de la paroi sans pouvoir y remettre pied et je serais restée pendue comme une araignée à son fil. Il n’aurait pas pu me tirer à la force de ses bras car la corde passe dans plusieurs mousquetons en faisant des angles qui la freinent. La seule solution aurait été de me laisser redescendre quelques mètres pour pouvoir décharger une des deux cordes, poser des nœuds sur l’autre et remonter « au prussik ». Cela n’était ni grave, ni difficile, mais il a eu peur que je ne m’effraie, et puis, quelle perte inutile de temps et d’énergie !
Que se passerait- t- il si lui faisait une grosse chute pendant une de nos escalades ? Je sais comment assurer, mais je n’ai aucune idée des manœuvres de cordes pour un sauvetage. Nous n’avons jamais pensé, ni même évoqué la possibilité d’incident, sans parler d’accident. « La chance sourit aux audacieux » et « aux innocents les mains pleines », pourvu que ça dure ! Claudio a de l’expérience en la matière, mais moi, je serais incapable de faire quoi que ce soit, surtout avec un compagnon qui pèse presque le double de mon propre poids. S’il lui arrivait un accident, cela se terminerait fort mal car on devrait attendre que les secours viennent nous repêcher.
J’accroche le clou à ma ceinture, le deuxième de la saison, et continue ma progression vers le relais pendant que Claudio chantonne : « Volare, oh, oh, volare, oh, oh, oh, oh ! nel blu dipinto di blu, felice di stare lassù… » J’ai peut-être eu chaud, en tous cas je n’ai plus froid, par contre maintenant j’ai des crampes dans les bras.
– « Ça arrive, mais ça va passer. » Mes bras sont de bois, mon bras gauche surtout ! Ma main crispée sur l’étrier ne s’ouvre plus. Je dois l’ouvrir avec ma main droite, mon bras gauche ne veut plus ni se plier, ni se tendre. Je dois actionner mon bras gauche avec ma main droite, ouvrir mes doigts, les placer sur la pédale dont les cordelles sont trop fines pour que je puisse les sentir. Je referme ma main qui tient parce qu’elle ne bouge plus.
Mon corps n’obéit plus aux ordres de mon esprit, cette sensation est horrible. Jusqu’à présent, j’avais cru à l’omnipotence de la volonté. Aujourd’hui, j’apprends que ma volonté est limitée par mon corps, qui, somme toute, est bien faible. Il suffit d’un banal déséquilibre chimique pour m’arrêter, me paralyser. C’est une prise de conscience bouleversante. C’est le contraire de la suprématie de l’esprit sur le corps, de la raison sur les sentiments, de la force morale sur les faiblesses physiques comme on me l’a enseigné depuis mon enfance. Ma défaillance corporelle annihile donc tout le reste et cela m’effraie.
Ma progression est lente et pénible mais je n’insiste pas car Claudio avait promis qu’on allait s’arrêter pour se reposer et déjeuner. J’ai mal, mais je serre les dents.
10 h 15 : deux jeunes Italiens ont attaqué après nous.
12 h 20 : nous sortons des grosses difficultés.
– « On avait dit qu’après le jaune on allait pique-niquer… »
– « Écoute, Anne, toi tu te reposes au relais, et moi je grimpe !… »
Et il est déjà reparti ! Je suis profondément blessée car c’est injuste ! C’était promis et il ne tient pas parole ! Si j’avais su, j’aurais emporté une réserve de chocolat dans ma poche. Et voilà que ma pomme, mon chocolat et la gourde de thé chaud et sucré se trouvent au fond de ce sac qui se balance en me narguant… C’est tout simplement déloyal !
Mais il y a pire : je comprends qu’il ne grimpe pas avec moi, il grimpe pour son compte et je dois m’arranger de mon côté. Ce n’est pas comme cela que je conçois l’idée de cordée. Pour moi, il ne suffit pas d’être liés à la même corde. Une cordée existe d’abord au niveau psychique, mental, affectif, le reste suit naturellement. Je comprends qu’il grimpe avec moi comme s’il grimpait avec n’importe quel autre compagnon. Cette absence de relation privilégiée me déçoit. Je croyais que nous avions dépassé ce stade et rejoint un niveau supérieur.
Bien. Il me considère comme un simple compagnon, je vais donc me comporter comme tel.
Quand j’arrive péniblement au relais, je parviens à dire avec fermeté :
– « Pendant les relais, moi je t’assure, et après les relais, moi aussi je grimpe ! Et pas d’essence, pas de moteur !
Il me regarde éberlué ! Hé bien ? À part les biscuits de ce matin à 4 h, lui non plus n’a rien mangé. Il ne voit pas du tout pourquoi moi je devrais manger, si lui n’a pas faim !
– « Oui, mais moi, je suis petite, et j’ai faim, et soif ! Et quand on donne sa parole, on doit la tenir : tu avais dit qu’on déjeunerait et tu ne l’as pas fait ! »
Il n’en croit pas ses oreilles et, ébahi, me tend la gourde. Le thé est encore bien chaud, et si sucré ! Que c’est bon, mais que c’est bon ! Puis il me tend la plaque de chocolat, lui n’en a pris qu’un petit carré.
-« Garde le reste, tu le mangeras en grimpant, mais tu comprends. .. on doit sortir avant l’orage. »
L’orage? Je suis tellement concentrée sur la voie que je n’ai pas vu l’amoncellement d’énormes nuages noirs. Ça non plus ce n’est pas juste, on avait dit qu’aujourd’hui il ferait grand beau. C’est certain que si l’orage éclate, avec ce froid, on va se trouver en pleine patinoire et ça c’est la merde ! Mais il y autre chose : les deux Italiens grimpent en alterné et vont vite. S’ils nous dépassaient, ce serait bien pire que n’importe quel déluge… et c’est pour cela que Claudio me prive du pique-nique promis.
La bombe glycémique de thé sucré et de chocolat a un effet explosif : tout d’un coup, je me sens de nouveau en pleine forme et je repars.
– « Par où veux-tu sortir ? Les fissures Aschenbrenner ? »
– « D’accord ! »
Belles ! Elles sont belles, ces fissures obstruées par le gel. Des glaçons pendent dans la cheminée noire. La paroi aussi est givrée. Claudio donne de gros coups de pieds pour briser la glace qui explose, et les éclats m’arrivent en pleine figure. Je ne peux empêcher un : « Mais c’est couvert de glace ! » tout à fait indigné.
– « T’as qu’à passer à côté ! » et il est de nouveau parti sans me laisser le temps de répliquer… Que c’est énervant !
Sur un piton, je trouve une cordelle, le nœud est dur, mais je récupère. Et ce diable de Claudio qui court, avec les Italiens à nos trousses.
15 h 40. La Grande Vire : on y est, c’est sorti ! L’honneur est sauf, ils ne nous ont pas dépassés !
Il s’en est fallu de peu mais ça, on ne le dira pas… Je m’écroule à côté de Claudio.
D’un seul coup toutes mes tensions nerveuses et musculaires se changent en un bien-être fabuleux, j’ai chaud, je suis bien. Il semble si heureux que j’en oublie mes rancœurs…
– « Tu sais, me dit Claudio tout penaud, ce matin, à Lavaredo… je n’ai pas osé te le dire, j’avais peur que tu ne veuilles pas partir : il y avait de la glace, il gelait à moins 5°C, alors, en paroi on aura eu des moins 10°C… peut-être même moins 15°C ! » Évidemment, dans une face nord…
Enfin, ma pomme ! Cette pomme qui a voyagé toute la journée au fond du sac, quel plaisir ! Je la brise en deux :
– « Regarde : toi et moi, c’est comme les deux moitiés d’une pomme, semblables mais différents. Pas de surfaces lisses, des irrégularités qui se correspondent tellement bien que, quand on les recolle, les deux moitiés se fondent dans un tout, ne forment plus qu’un, parfaitement… »
– « Hum ! dit Claudio avec un air pensif, – dans un couple, il y a toujours une pomme, une poire et des tas de pépins… »
Dans le livre du refuge il écrivit : » Im 1956 durchstieg ich die Wand. Es ist ein grosses Glück, die Führe nach 20 Jahre noch einmal als Seilerster zu erklettern ! » [En 1956 je parcourus la paroi. C’est un grand bonheur de gravir la voie encore une fois comme premier de cordée après 20 ans !]
Anne Lauwaert