2003 – « Il divino Claudio » par Bernard Marnette

Le solo comme art de vivre

«Tous mes moyens sont sensés, mes mobiles et mon but sont fous»
Claude Barbier

Au soir du 27 mai 1977, on retrouve au pied des rochers de Fidevoye à Yvoir, enchevêtré dans des cordages et une échelle spéléo, le corps de Claude Barbier, celui que l’on surnommait «il divino Claudio». Lorsque la nouvelle arrive «Au Chamonix», le café des grimpeurs du plateau de Freyr, c’est la consternation. On parle, on essaye d’expliquer l’accident : on incrimine un point d’ancrage défaillant, une pierre tombée, un malaise, certains parlent même de règlement de comptes, mais personne ne sait, il était juste sorti pour nettoyer des voies… Cette mort solitaire, insolite, dans le monde des parois est toute à l’image du personnage énigmatique que fut Claude Barbier.

Se pencher sur ce personnage, né enfant unique dans une riche famille bruxelloise le 7 janvier 1938, c’est aller à la rencontre d’une personnalité certes emblématique, mais complexe, du monde de l’escalade, car la vie de Claude Barbier, ce sera avant tout, en de nombreux points, une vie de paradoxes.

En effet, ce grimpeur qui se qualifiait lui-même de maudit, bien souvent malmené par le milieu de l’escalade belge, fut porté au rang de véritable dieu par les grimpeurs des Dolomites. Cette personnalité solitaire, quelque peu misanthrope diront certains, se voulait soucieux, pour ne pas dire ambitieux, pour le monde associatif du Club Alpin Belge (il fut membre de nombreux clubs : CAB, CAF, CAl, GHM, Alpin Climbing Groupe…). S’il fut un grimpeur sans style, maladroit à ses débuts, il fut capable de réaliser les ascensions les plus époustouflantes de son époque dans les Dolomites.

Élève très brillant, il ne décrochera aucun diplôme (sauf celui d’Humanités) ayant tout axé sur l’escalade. Il n’exercera aucun véritable métier, vivant modestement bien qu’entretenu par ses parents, riches bourgeois. Il est donc à ce titre un des premiers grimpeurs professionnels de l’histoire et ceci sans sponsoring et en refusant d’être guide.

Il en va des mêmes paradoxes avec la littérature : bien qu’érudit, fasciné par les livres (il rassemblera une riche documentation sur les Dolomites et possédera plus de mille livres de montagne), il n’écrira que très peu. Il avait le projet d’un livre mais ses archives ne contiennent aucun texte. S’il refusa une société de consommation, superficielle, médiatisée et autre… il fut véritablement «absorbé» par le monde de la grimpe : il ne fumait pas (le tabagisme de ses parents l’écœurait) à moins qu’il ne trouve des cigarettes de la marque «Everest» ; il avait voulu habiter «rue de la Montagne», il buvait du génépi «St-Roch», mangeait des biscuits «Rochers» ; en outre, il était naturellement fanatique de «Rock’n’ roll».
Il cuisinait sur son camping-gaz plutôt que sur une cuisinière. Il avait fait des dizaines de photos de menhirs, dolmens, cailloux étranges et rochers bizarres, autant d’idées d’escalades nouvelles. « Quel est le comble de l’alpiniste ? » s’amusait-il à dire, « se fracturer le rocher ! » (un os du conduit auditif). En fait, ce personnage fasciné par les grands espaces vivait entre son petit appartement et ses livres dans un monde intérieur assez clos, minéral et vertical.

Si sa personnalité est difficile à saisir (aux dires même d’Anne Lauwaert, sa dernière compagne), sa carrière d’alpiniste est plus facile à appréhender. Celle-ci a commencé en Vanoise en 1953 : lors d’une randonnée il se retrouve bloqué sur un névé, terrorisé. Il arrive à s’en sortir mais gardera à jamais un dégoût de la neige. Le lendemain, il gravit quand même le Dôme de Polset avec un guide… sa première course. L’année suivante, il visite l’Oberland Bernois et gravit le Gspalternhom avec un guide.

En 1955, ce sont les Dolomites qui sont visitées où une dizaine de sommets sont escaladés avec le guide Lino Lacedelli, tout auréolé de sa victoire au K2 l’année précédente. C’est là, pour Claude, le début de sa véritable passion pour les montagnes et la découverte de celles qui seront ses préférées : les Dolomites. Les trois années qui suivent peuvent être considérées comme des années de formation (il grimpe désormais sans guide, mais avec compagnon), avec cependant déjà de grandes réussites comme la face Nord de la Cima Grande (voie Comici), la face Nord de la Civetta (voie Solleder), la Ratti-Vitali à la Cima Su-Alto, la Tissi et la Carlesso à la Torre Trieste, ainsi qu’une tentative de première à la Civetta.

À partir de 1959 jusqu’à la fin des années 1960, Claude Barbier va écumer les parois les plus impressionnantes des Dolomites, mais aussi d’autres massifs. C’est ainsi qu’il grimpera dans les Pyrénées, les Alpes Maritimes, en Suisse, en Autriche et évidemment dans le massif du Mont-Blanc, dans lequel il gravira notamment le pilier Ouest des Drus et surtout la Walker, qui fut une de ses plus grandes épreuves (pris dans le mauvais temps, sous la neige qui le répugnait, il s’en sort difficilement).

Claudio Barbier avec Lionel Terray à Freyr

Mais ses montagnes préférées resteront toujours les Dolomites. Sa saison 1961 suffit à elle seule pour illustrer les prodigieuses capacités de Barbier dans son terrain de prédilection. Au cours de cette saison il réalisera 48 courses parmi lesquelles la troisième du dièdre Aste au Crozzon di Brenta, une première directissime à la Cima d’Ambiez et déjà de nombreuses solitaires : la Comici à la Cima Grande (en 3 heures 30, gêné par deux cordées), la voie des Guides au Crozzon di Brenta (deuxième solitaire) et plusieurs voies au Campanile Basso. Tout ceci en préparation à ce qui sera son plus grand exploit : l’enchaînement en solitaire des cinq faces Nord de Lavaredo dans la même journée, c’est-à-dire pour le jeudi 24 août la Cassin à la Cima Ovest, la Comici à la Grande, la Preuss à la Piccolissima, la Dülfer à la Punta Frida, la Innerkoffer à la Piccola. Soit en chiffres : 1750 mètres d’escalade en 7 heures 5 minutes, ou 3500 mètres de dénivelée en 13 heures 5 minutes. La rumeur dit que Messner aurait essayé et se serait arrêté après trois faces en déclarant : «Barbier est fou».

Si cet exploit a fait entrer Barbier dans l’histoire de l’alpinisme, en cette saison 1961, cette performance ne semble pas l’arrêter ! Quatre jours après, soit le lundi 28 août, il réalise la première solitaire de la Andrich-Faé dans l’immense paroi Nord de la Civetta ; le vendredi 1er septembre c’est la première solitaire de la Face Nord-Ouest de la Torre di Valgrande. Les 4 et 5 c’est la répétition du dièdre Philipp-Flamm à la Civetta (1). Plus tard, il y aura encore la solitaire de la voie Steger au Catinaccio et celle de la voie Fedele au Sass-Pordoi.

Cette saison exceptionnelle, ses exploits en solitaire vont faire entrer Claude Barbier dans la légende des Dolomites. Il deviendra là-bas «Il divino Claudio», «Il Maestro». Son aspect obsessionnel dans la préparation de ses courses et l’aspect systématique dans l’approche des différents massifs lui vaudront aussi le surnom de «Descartes de l’escalade». Ce sera aussi «l’Albatros» pour Christine Grosjean, ou cet «Aigle condamné à ne pas posséder d’ailes» pour Jean Bourgeois.

Ces surnoms qui traduisent à la fois une maestria en escalade et une difficulté à vivre sont la parfaite illustration du grimpeur Barbier, car ce qui a «fait» Claude Barbier et sa légende, ce sont bien les ascensions extrêmes en solitaire. Songez que sur les 650 voies que recèle sa liste de courses (mais la légende veut qu’il en ait escaladé 700 à 800), on compte l’ouverture d’une petite cinquantaine de voies nouvelles et environ 160 ascensions solitaires, et pas des moindres.

On notera ainsi, en dehors de sa saison 61, la Cima Grande par la Comici et la Cima Ouest par la Cassin (première en solo) en 1959. La première solitaire de la Comici à la Civetta en 1962, de la Detassis à la Cima Tosa ainsi que la troisième du Spigolo Agner en 1964, la première solitaire de la voie Italia 61 au Piz di Ciavazes en 1968. Toutes ces ascensions remarquables sont réalisées sur le calcaire des Dolomites et toujours sans assurance. On note encore dans des ascensions granitiques : la première solitaire de la voie Aureille-Feutren à la face Est du Moine dans le massif du Mont-Blanc, et en Engadine la voie Cassin au Piz Badile en 4 heures 30 minutes.

Mais, nous sommes déjà là en 1970, et Claude Barbier vient de gravir sa dernière grande paroi en solitaire. Comme il l’écrit à Georges Janty : « Le maître tient son rang ». Il n’a il est vrai que 32 ans ! Il continuera d’ailleurs à entretenir sa culture du solo jusqu’à la fin, mais dans des voies de moindre importance. On peut cependant faire remarquer, par rapport à cette culture, que si le caractère indépendant et solitaire de Barbier lui fit élever cette pratique au rang de religion, il ne fut pas le seul à cette époque à pratiquer cette forme d’alpinisme : pour l’exemple, il ne réalisera en 1959 que la dixième solitaire de la Comici à la Cima Grande démontrant, semble- t-il, que les compagnons de cordée n’étaient pas faciles à trouver à cette époque au pied des Tre Cime.

Si Claude Barbier s’illustra dans les ascensions solitaires, il n’en eut pas moins de nombreux compagnons de cordée. Il réalisera ainsi de grandes ascensions avec Toni Hiebeler, Reinold Messner, Georges Livanos, Heini Holzer, Cesare Maestri, Dietrich Hasse, Lothar Brandler, Chris Bonington ou encore, pour les Belges, Jean Bourgeois et Jacques Collaer.

Sa connaissance des langues lui permit comme on le voit de s’encorder avec des grimpeurs de nationalités fort différentes, mais son caractère difficile lui fera souvent changer de partenaire. La légende veut que « quand Barbier grimpait avec quelqu’un, au retour ils ne se parlaient plus jamais ». Son fichu caractère lui fermera aussi la porte des expéditions. Comme ses premières expériences en montagne le dégoûtèrent à jamais de la neige et de la glace, lui fermant ainsi l’accès aux parois neigeuses et aux courses hivernales, il n’eut qu’un seul exutoire : le calcaire des Dolomites. Messner a d’ailleurs dit de lui qu’il « n’était pas vraiment un véritable alpiniste mais un des plus grands rochassiers ».

Claudio Barbier en solo à Freyr
A Freyr, dans la « Directe », Claudio dans un de ses exercices préférés, s’allumer une cigarette dans le pas le plus difficile

Ce rocher qu’il adulait tant le fera d’ailleurs rentrer dans l’histoire comme un des précurseurs de l’escalade libre. À Freyr, son terrain d’entraînement, il veut peindre en jaune les pitons qui ne servent qu’à l’assurage et en rouge ceux qui peuvent servir à la progression. C’est lui l’inventeur de l’expression, aujourd’hui tombée en désuétude, «grimper en jaune» ou encore «jaunir une voie», c’est-à-dire : la libérer, la grimper en libre.

On voit donc que si Claude Barbier a marqué son époque par ses ascensions solitaires, on peut aussi le considérer comme un précurseur. Précurseur d’un des premiers enchaînements de l’histoire, ceux-ci deviendront plus courants dans les années 80, tout d’ailleurs comme l’escalade libre dont il peut revendiquer d’être un des pères.

Cependant, l’alpiniste Claude Barbier manquera aussi quelques rendez-vous avec l’histoire ! Rendez-vous manqué avec Reinhold Messner, avec qui il rate notamment une grande voie à la Marmolada, apparemment pour des désaccords secondaires (ils réaliseront quand même une première ensemble au Piz di Ciavazes, mais leurs relations seront souvent tendues). Rendez-vous manqué aussi avec une grande classique : le Philipp-Flamm. Dans ses nombreuses premières, seule La voie du Dragon est demeurée une véritable référence dans les Dolomites.

Ce sont aussi des occasions manquées : avec le Roi Léopold III qui voulut en faire son guide personnel, ou encore avec la maison d’articles de sport munichoise, Sporthaus Schuster, qui lui propose de devenir conseiller technique, ce à quoi il répond que « pour le moment cela ne l’intéresse pas… »

Aller à la rencontre de Claude Barbier, c’est, comme on le voit, aller au-devant d’un personnage énigmatique qui a entretenu des relations troubles avec l’existence. Dans la vie chaotique et complexe de ce grimpeur d’exception les ascensions solitaires ont joué un rôle tout à fait particulier. Elles ont donné à la carrière alpine de Claude Barbier un aspect quelque peu sacré.

Ce sont elles qui ont fait de lui « Le divin ».

(1) L’ascension de cette grande voie de la Civetta restera un des grands regrets de la carrière de Claude Barbier. Parti le 5 septembre 1957 pour en faire la première, il doit laisser à D. Flamm et W. Philipp le soin de terminer cette voie mythique des années 60, son compagnon de cordée – Dieter Marchart – s’étant blessé.

Bibliographie

« De Freyr à l’Himalaya » : Jacques Borlée, éditions Didier Hatier – 1987
« Claude Barbier : l’Albatros » : Christine Grosjean, Alpi-Rando n° 102 – sept. 1987
« Le Barbier des Tre Cime » : Jean-Claude Legros, Vertical n° 28 – juillet août 1990
« La Via del Drago » : Anne Lauwaert, éditions CDA – 1995 (en français sur internet)

Article paru dans « Cimes 2003« , publié par le Groupe de Haute Montagne (G.H.M.)

2003 Cimes (couverture)

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