Dans une telle atmosphère, notre équipée dans les Dolomites se devait d’être la démonstration que certains grimpeurs n’avaient pas besoin de tout l’attirail dont se paraient la plupart. Les autres, nous les appelions des « arbres de Noël », faisant ainsi allusion à la pléthore d’accessoires qui les ceignaient.
Notre première ascension de la face ouest de la Cima Tosa en est sans doute la meilleure illustration. Cette paroi haute de huit cents mètres n’a jamais été gravie. Elle ne présente pas de point faible particulier, surgissant d’un seul jet d’un ancien glacier. En sa partie supérieure, au beau milieu de la face, une excroissance en forme de cœur. C’est par là que nous voulons passer.
Nous quittons le refuge Brentei avant le jour, afin d’attaquer la paroi aux premières lueurs de l’aube, car nous imaginons un combat qui durera toute la journée. Les longueurs se succèdent à un rythme rapide et nous ne plaçons aucun piton, ni pour l’assurage, ni pour les relais. Ceux-ci sont assurés par des sangles dont nous coinçons les nœuds dans les fissures ou les petites cavités dont ce rocher est truffé. Cette technique de coincement de nœuds provient des grimpeurs tchécoslovaques qui gardent jalousement une éthique d’escalade rigoureuse dans leurs falaises gréseuses de l’Elbsandsteingebirge.
Arrivés à la toute dernière longueur, Claudio est en tête et doit négocier un surplomb de roche pourrie. Il se résout à planter un piton de protection, le seul de la voie, mais en plein passage il s’écrie :
« Merde ! J’aurais pu me passer de ce piton ! Pourquoi l’ai-je mis ? Nous aurions tout fait sans ces putains de ferrailles ! »
C’en est assez pour ternir notre joie d’arriver au sommet après moins de quatre heures d’effort, et lorsque après la descente nous approchons du refuge, nous croisons les cordées qui s’engagent vers leurs itinéraires respectifs, car il est à peine 10 heures. L’une d’elles est conduite par Georges Livanos, grand ouvreur de voies dans les Dolomites et les Alpes. Il nous interpelle dans son savoureux accent marseillais :
– « Alors, ça n’a pas marché? Vous revenez la queue basse ? »
– « Si, c’est fait ! »
II n’en croit pas ses oreilles, mais connaissant Claudio, il s’abstient de tout commentaire.
De retour au refuge, Claudio commente en détails l’ascension au gardien, un des frères Detassis, tandis que je reste silencieux. Pour moi, l’ascension est terminée et je ne me souviens de rien, si ce n’est de ce piton intempestif. Alors que Claudio est capable de dessiner tout l’itinéraire en détails, indiquant les points d’assurage, l’emplacement des relais et la cotation des difficultés, il ne me reste qu’une impression, une ambiance. Tout le reste s’est effacé.
Autant dire que mes conversations avec Claudio sont inexistantes. Il est plongé dans son monde, moi dans le mien. Ce n’est que lorsque nous sommes encordés que la connivence devient parfaite. Pas de mots inutiles, rien que des gestes précis et de la concentration. Et j’aime ça !
Jean Bourgeois
(Extrait de son livre « En quête de plus grand », Éd. Nevicata 2012)