Je me rappellerai toujours le moment où, dans une après-midi d’une radieuse journée de printemps, j’ai vu pour la dernière fois Claude Barbier ; les yeux pétillants d’une fervente vitalité, il m’avait entretenu de ses dernières découvertes de livres de montagne. C’était deux jours avant sa mort.
Dans sa quête aux bouquins, il était animé d’une passion insatiable de connaître. Il n’est pas facile d’expliquer le plaisir de collectionner à celui qui ne fait pas partie de cette universelle confrérie. Ce n’est en tous cas pas le plaisir d’accumuler un trésor comme Harpagon. Non, le moment. le plus excitant, c’est la chasse : il faut s’imaginer cette traque incessante à laquelle se livrait Claude fouinant les étals des bouquinistes et des brocanteurs épars par monts et par vaux de France, d’Italie, de Belgique ; il faut s’imaginer aussi ce petit drame qui se développe dans l’échoppe du libraire, ce jeu secret de deux partenaires, avec le masque d’indifférence posé sur le visage, avec les paroles mesurées et celles qui font des détours et les sourires et les silences ; c’est tout ce plaisir du duel, les départs feints et des retours pas fiers, le courage de la fuite sans le regard en arrière, mais chèrement payé par les regrets, les remords, ce grossissement de cauchemar que prennent les séductions de l’objet abandonné.
Claude m’apparaissait alors à la fois ingénu et madré lorsqu’il me faisait part de sa troublante fierté d’avoir trouvé une petite merveille imprimée et illustrée.
Collectionner, pour lui, était aussi vivre un scénario, construire un décor, reconstituer une atmosphère. Or quels guides plus informés et plus attrayants que ces Whymper, Mummery et autres Javelle pour connaître et parcourir les paysages qui furent le théâtre de ces exploits.
Il me montra un jour sa bibliothèque… Quelle fête ce fut pour moi !… et pour lui ! Il connaissait son public, le soussigné. Bien entendu, il ne commence pas par me faire admirer les plus rares. Bon metteur en scène, il excelle à doser l’intérêt. Sa voix se fit insinuante, comme s’il voulut faire pénétrer en moi la joie qu’il y prenait lui-même. Ses doigts dévots ont saisi un à un les beaux livres, les ont tournés, les ont fait miroiter, les ont entrouverts.
De ces rayons tout un monde héroïque se levait, figures illustres de l’histoire alpine, au milieu desquelles vivait Claude, vivait… vit encore dans mon souvenir.
Freddy Depadt
(Bulletin du C.A.B., juin 1978)