par Raymond Coene,
article publié dans le bulletin du C.A.B., avril 1965
Pour répondre à la demande pressante de mon ami Claude Barbier, je désire soumettre à la collectivité quelques réflexions à propos du système des pitons jaunes, qu’il préconise avec beaucoup d’insistance depuis quelques mois.
Une remarque préalable : le problème des couleurs. Il est délicat, et il n’a pas échappé à Claude. Je sais qu’à l’origine il voulait peindre en jaune les pitons qui ne servaient pas à la progression. Mais lorsqu’il nous régala pour la première fois de son idée dans le bulletin daté du mois de mars 1964, et qui dut nous parvenir peu après, il songeait à « peindre en rouge les pitons de progression ». Dans l’article suivant, la question du coloris était passée sous silence, mais aujourd’hui, il s’agirait à nouveau de « peindre en jaune les pitons qui ne sont pas indispensables pour la progression ».
Ces changements fréquents risquent tout d’abord de semer le trouble dans l’esprit des lecteurs. Personnellement, il me semble, en plus, que le jaune ne constitue pas un choix fort heureux.
Certes, on peut penser que cette couleur est associée de plus d’une manière à l’alpinisme ; songeons simplement aux nombreuses arêtes jaunes, à la jaune-hisse, à John Harding, etc…
Mais que dire alors du rouge ? Toute super-direttissima qui se respecte n’a-t-elle pas son dièdre, ses dalles ou ses cheminées rouges ? Quelle est la couleur usuelle de nos cordes, bonnets, pull-overs, chemises, chaussettes ? Qui n’a entendu parler de Ravanel le Rouge ? Et personne n’ignore, j’en suis sûr, qu’Arthur Rimbaud associait le rouge à la lettre l, symbole même de la verticalité triomphante.
Et en plus, le rouge possède une qualité qui doit, dans ce cas particulier, être considérée comme tout à fait déterminante : cette couleur est automatiquement associée par nous autres citadins, à l’idée d’interdiction. On peut noter que les spécialistes de la circulation urbaine estiment que, si tant d’automobilistes brûlent actuellement les feux rouges, c’est parce que ceux-ci sont précédés par l’orange qui, lui, n’incite nullement à l’arrêt. Je crains donc que des pitons jaunes agissent plutôt comme un aimant, alors que peindre en rouge les pitons dont on peut se passer exercerait au contraire un effet de répulsion.
Mais ce n’est évidemment là qu’un détail technique sans grande importance. Venons-en à l’essentiel.
Lorsque cette idée fit ses premiers pas dans l’imagination de Claude, je la trouvais d’abord excellente, mais aujourd’hui, je ne suis plus aussi certain qu’elle le soit.
Une réflexion logique d’abord : dans de très nombreux cas (beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense), la difficulté d’un passage n’est pas accrue si on n’utilise pas le piton qui l’agrémente, et elle peut même être diminuée, aussi curieux que cela puisse paraître. Mais alors, il n’y a évidemment aucun intérêt sportif à ne pas utiliser un tel piton, et je me demande même s’il ne faudrait pas songer à rendre obligatoire l’utilisation de certains pitons, si le passage est ainsi rendu plus difficile ? C’est un problème dialectique assez compliqué, aussi je n’insiste pas.
Quant à la sécurité, eh bien ! il est exact qu’on fatigue moins les pitons en ne s’y tirant pas. Mais si le passage est réellement très difficile sans le piton (Zig-zag, départ du Pape, Taches Rouges), il faut s’attendre à des vols répétés si beaucoup de grimpeurs le tentent ; certes, ces chutes seront de peu d’ importance, mais on sait qu’un vol très court exerce déjà une pression considérable : l’accumulation de ces chocs n’usera-t-elle pas autant, sinon plus, un piton (sans oublier, bien sûr, les mousquetons et la corde) que des tractions régulières, exercées intelligemment, bien entendu ? Ainsi, compte tenu des vols innombrables qu’ils ont déjà dû retenir, on peut se demander pendant combien de temps le premier piton de l’Asiatique, ou le gollot de l’Enfant, vont encore résister ? Il me semble que si un grimpeur prévoit une possibilité sérieuse de chute (et cette possibilité est manifestement très grande, même pour Claude, dans les cas cités plus haut), la véritable prudence consiste à se tirer au piton.
D’autre part, si on estime qu’il y a trop de pitons à Freyr – et je suis d’avis que dans les grandes voies difficiles, comme le Pape, le dièdre de la Direttissima, la longueur qui mène sur le Pilastre, et bien d’autres, c’est encore toujours le cas – la solution consiste à modifier le pitonnage. Il y a toujours moyen de placer les pitons d’une manière telle qu’ils ne soient utilisables que pour l’assurance, c’est-à-dire que le fait de s’y tirer ou d’y poser le pied ne change rien à la difficulté du passage ; et Claude a bien prouvé ceci par son récent repitonnage de la Sanglante, qui est un modèle du genre (malheureusement inaccessible à l’observation directe pour la plupart des grimpeurs).
Il faut bien comprendre qu’il existe une différence fondamentale entre partir escalader une voie difficile qui se trouve dans l’état de pitonnage minimum compatible avec la sécurité (exemples : Taches Rouges, Sanglante), et entreprendre cette même voie, surpitonnée, en ayant l’intention de ne pas utiliser les pitons en surnombre, tout en les mousquetonnant pour l’assurance : dans ce dernier cas, on pense, plus ou moins consciemment, deux choses : « si ça ne va pas, je me tire aux clous » et « de toute façon, je ne risque rien ». Et ceci change tout. Réussir un passage de très grande difficulté, assuré par un piton à hauteur du nombril, peut sans doute avoir une grande valeur technique, athlétique ou gymnastique, mais, à mon avis, pas essentiellement sportive au point de vue de l’escalade, parce que je pense que le sport alpin consiste en grande partie à savoir trouver un équilibre entre la performance qu’on réalise et le risque couru. Il faut savoir jusqu’où on peut aller, sans aller trop loin. Ne pas se servir d’un piton, tout en le mousquetonnant pour l’assurance, supprime pratiquement toute cette partie de notre sport, et c’est une partie très importante. En toute honnêteté sportive, il faut se dire : « j’utilise un tel piton, ou alors je ne l’utilise pas du tout ». Sinon on a le cas de Fontainebleau : passages extrêmement difficiles, mais que presque personne ne songe à tenter à plus de trois ou quatre mètres du sol : c’est, comme l’écrit Guido Magnone, une « école de mouvements purs ». C’est très amusant et très utile, mais il y manque l’essentiel (1).
Et enfin, il faut distinguer entre sport et masochisme. Prenons deux cas bien différents. Quand je pars faire le Zig-Zag, je me prépare à une agréable voie de IV, avec un amusant passage de V : franchement, je n’ai pas la moindre envie de passer une demi-heure à essayer en cours de route un VI sup., que je n’arriverai quand même probablement pas à réussir : moi, cela me gâche mon plaisir. Et quand je pars (rarement) faire les Taches Rouges, je trouve qu’il y a déjà bien assez de passages de VI obligatoires, et qu’il est bien inutile de me mettre encore sur le dos deux pas supplémentaires, parce qu’il reste deux pitons utilisables ! Si ces pitons n’y étaient pas (ou s’ils étaient ailleurs) le cas serait différent, et alors j’essaierais de passer. Mais puisqu’ils y sont. moi, j’ai bien l’intention de continuer à me tirer sans vergogne à tous les pitons dont je trouve trop compliqué de me passer !
J’espère qu’on me laissera faire. Car, dans les trois articles que Claude a consacrés à cette question, je relève, quoi qu’il en dise, une fâcheuse tendance à la coercition.
Certes, il a précisé : « chacun est libre », « il est bien évident que seuls s’imposent ce raffinement ceux qui le veulent bien ». Ouf : on respirait. Oui, mais : « en escamotant au moyen de pitons la difficulté des passages, on ne peut estimer avoir réellement réussi une voie », « pourquoi tricher ? », « un grimpeur sportif devrait. », et enfin, le bouquet : « quant à ceux qui dénigreront ou qui dédaigneront ces efforts … il y a la fable des raisins verts, qui écrira la fable des pitons jaunes ? »
Bon, puisque personne ne semble se décider, moi je l’écris : non, mon cher Claude, les raisins ne sont pas forcément trop verts… mais on peut préférer les oranges !
Il faudrait quand même essayer de comprendre une fois pour toutes que l’intérêt de l’alpinisme provient en grande partie de la liberté qui préside à sa pratique. Il en a toujours été ainsi, et il doit continuer à en être ainsi. Evidemment, la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres : par exemple, ajouter ou enlever de façon anarchique des pitons, casser ou tailler des prises, ne sont pas des procédés admissibles, parce qu’ils gâchent la joie des autres. Mais à part cette réserve, chacun doit être libre de grimper comme il lui plaît.
Alors, je dois dire franchement qu’il m’a déplu de lire que si je me tirais à tel ou tel piton, je cesserais d’être un alpiniste sportif. Bien sûr, ce n’est l’avis que d’une personne, et même si c’était celui de cent mille personnes, rien ne m’obligerait à en tenir compte. Mais je perçois quand même là une tentation de contrainte parfaitement déplacée. On sait que dans certains pays de l’Est, l’alpinisme est effectivement basé ainsi sur des règles précises qu’il faut respecter. C’est aberrant, et il convient de tuer ces tendances dans l’oeuf. (2)
Par conséquent, mon conseil aux lecteurs qui ont eu la patience de me suivre jusqu’ici, est simplement : grimpez comme il vous plaît, et moquez-vous du qu’en-dira-qui-l’on-sait !
Un dernier point m’a frappé : il ne faudrait pas croire que l’idée de ne pas utiliser certains pitons soit entièrement neuve, et que Claude ait « découvert » absolument tous les nouveaux passages qu’il cite. Je pourrais fournir de nombreux exemples du contraire, en voici un : c’est Lionel Terray qui a trouvé, tout récemment, qu’on pourrait se passer de l’ultime piton « récalcitrant » du Pape : il aurait peut-être été « sportif » de le signaler.
Notez bien ceci : Claude a accompli ces dernières années, des exploits tout à fait remarquables – et même exceptionnels – en montagne (il serait évidemment ridicule de ne pas inclure les Dolomites dans la montagne), et il m’a toujours semblé remarquablement discret sur ces performances.
Ce qui m’attriste, c’est que tout cela semble un peu dépassé aujourd’hui : car quelle impression gardera le lecteur des articles en cause, sinon celle-ci : « comme il grimpe bien, quel as quand même ! ».
Bon, on le savait déjà, mais enfin, puisque l’occasion s’en présente, je m’en voudrais de ne pas féliciter Claude publiquement pour sa technique, sa sûreté, son audace, ses exploits.
D’autant plus que sa grande taille constitue quand même pour lui un handicap énorme. Ne riez pas ! Il est en effet parfaitement exact que les grimpeurs de grande taille soient absolument défavorisés par rapport aux petits. Cette vérité, découverte empiriquement par Claude, je suis aujourd’hui en mesure de la démontrer scientifiquement.
De patientes recherches m’ont en effet permis de retrouver, dans une revue autrichienne de gloriologie et d’alpinisme du siècle dernier, aujourd’hui disparue (3), un article très documenté consacré à cette question par le Professeur Zweistein.
Une longue étude théorique a permis à ce savant éminent de poser que la dépense d’énergie dont est capable un alpiniste, et qui conditionne donc ses performances, répond à l’équation : E = mc2 (4)
dans laquelle c représente l’inverse de la taille du grimpeur (1/L), et m son poids total en ordre de marche. On peut donc écrire également : E= m/L²
Le professeur établit ensuite d’une manière parfaitement rigoureuse – mais trop longue à exposer ici –qu’une efficacité moyenne correspond à une valeur E de 24 à 25 au moins.
On voit de suite que toute augmentation de taille, si en principe elle entraîne aussi une augmentation de poids, doit cependant entraîner une diminution d’énergie, puisque le facteur L intervient au carré.
Et ceci explique bien des choses : quel premier de cordée ne se souvient d’un débutant timide, abattu, plus ou moins terrorisé, au pied du Mérinos le jour de sa première école d’escalade, et ne s’est étonné de revoir, un mois plus tard, ce même débutant (accompagné d’ailleurs lui-même d’un débutant : on trouve toujours plus débutant que soi) au pied des Buses, le torse gonflé, sûr de lui, triomphant ?
D’où provient cette différence ? Tout simplement des 60 ou 80 mètres de corde, du sac rempli de deux anoraks, deux pulls, une gourde, deux appareils photo (noir et couleurs), plusieurs kilos de glucose et de pervitine, plus les 35 mousquetons, 12 pitons, 2 marteaux (on n’est jamais trop prudent), 4 étriers à 5 étages et 6 cordelettes de longueur et grosseur différentes. L’augmentation remarquable du poids, couplée avec le tassement qu’entraîne un tel chargement, a évidemment notablement accru la capacité énergétique de notre débutant, qui ne mérite évidemment plus ce nom.
On comprend également les performances, à première vue étonnantes, des sherpas : ce n’est pas malgré, mais bien plutôt grâce à leurs lourdes charges qu’ils ont réalisé des exploits légendaires !
En fait, il est possible d’établir un classement grossier des différents types morphologiques, en supputant leurs chances de briller dans le sport alpin :
1) le type dit « filiforme » : 1,90 m, 65 kilos. Calculons : E =65/(1,9)² = environ 18. Ce type d’individu ferait mieux de ne pas se lancer dans une entreprise manifestement vouée à un échec total ; sports conseillés : basket ball, course de fond.
2) le type généralement qualifié « d’athlétique » : 1,80 m, 75 kilos. E vaut 23.
Dispositions médiocres : avec beaucoup de persévérance et de volonté, peut espérer réussir un jour la Familiale (en second) ; sport conseillé : haltérophilie.
3) l’homme. moyen : 1,70 m, 70 kilos. E vaut 24. Elément acceptable, fera un honnête grimpeur moyen, bien que sans éclat.
4) le « petit costaud » : 1,60 m, 70 kilos. E dépasse 27. Très bien, c’est le type même du grimpeur doué ; il portera haut et loin le renom de l’alpinisme belge.
5) le cas rare, sinon exceptionnel : 1,50 m, 65 kilos. E vaut près de 29 ! Individu exceptionnellement doué ; inutile pour lui de passer par les stades habituels de l’apprentissage, peut attaquer immédiatement la Sirène en tête (dans le nouvel état de pitonnage). Fera la Walker comme troisième course, les deux précédentes étant destinées à le familiariser avec le vocabulaire usuel, faute de quoi il ne pourrait rédiger le compte-rendu de son ascension (et alors, à quoi aurait-elle servi ?)
6) enfin, le grimpeur de l’avenir ; encore inconnu : 1,35 m, 70 kilos. E dépasse ici 38 ! Tous les « surhommes » actuels paraîtront des femmelettes à côté de lui ; ne devra évidemment plus s’encombrer de compagnon. Chargé de 30 kilos (de vivres, tout matériel d’escalade lui étant superflu), peut espérer « faire » l’Everest dans la journée au départ de Thyangboche, sans oxygène, bien sûr.
Cet être supérieur, nous l’attendons avec impatience. Nous imaginons d’ailleurs très bien son apparition relativement prochaine dans une famille descendant de générations d’alpinistes (le besoin ne suscite-t-il pas l’outil ?) Il faudrait évidemment que des parents compréhensifs l’aident quelque peu à acquérir les caractéristiques souhaitées : on peut suggérer une abondance de sucreries, un lit trop petit, des poids sur la tête (surtout, pas de coups de pied !).
Et à ce moment, scientifiquement convaincus de ce que jamais nous ne pourrons nous mesurer fût-ce à l’ombre du plus insignifiant exploit de cet « homo grimpans », délivrés ainsi de tout souci de briller et de reluire, nous pourrons oublier jaunes, rouges et raisins verts, et grimper enfin où il nous plaît, comme il nous plaît, et parce que cela nous plaît.
(1) J’ai toujours été étonné d’ailleurs du fait que Claude, qui aime tellement l’escalade libre, n’aille jamais à Fontainebleau : je crois pourtant pouvoir lui assurer qu’au point de vue de la technique pure, il pourrait encore y apprendre beaucoup de choses.
(2) Soit dit entre parenthèses, l’ »avis » publié en page 22 du dernier bulletin est du même acabit : je fréquente très peu le Bachot et les fissures Georget, mais je tiens à dire clairement qu’ayant payé ma cotisation (et quelle cotisation !) j’estime avoir le droit de grimper à Freyr où je veux, et quand je veux!
(3) Die Weiner Eisrevue, octobre 1873, collection privée.
(4) Ne pas confondre avec une équation similaire, utilisée dans la fabrication de certains explosifs.