Fin août à ce bon vieux « Vazzo ». Une saison désastreuse s’achève. Pour tuer le temps, je pitonne la façade du refuge. Rétablissement superbe sur un appui de fenêtre, quand surviennent deux grimpeurs qui observent nos évolutions avec une indulgence amusée. Je reconnais Walter Philipp, excellent grimpeur viennois et passionné du massif de la Civetta. Son compagnon, Diether Marchart, à dix-sept ans et demi possède déjà quelques très grandes courses à son actif.
Nous nous entretenons avec animation de notre saison alpine ; à vrai dire, je ne fais que les interroger, car à mon grand dépit ma liste de courses est très peu fournie ! Walter et Diether m’apprennent que je tombe à pic : ils attendent un autre camarade, et nous formerons deux cordées. A présent, les grandes escalades sont assurées !
Le lendemain, nous partons à trois pour tenter une première dans la face nord-ouest de la Torre d’Alleghe. A gauche du pilier des Scoiattoli, deux grandes cheminées entaillent la paroi.
Comme la première débute par un toit de taille respectable, nous préférons la cheminée de gauche, dont le tracé est plus élégant. Il y a bien un endroit où elle paraît fortement surplombante et très délitée, mais nous verrons quand nous y serons.
Après trois longueurs délicates (heureusement, pas de traversées !), deux courts passages où il faut s’employer (sur la note technique, cela devient un modeste IV sup. !) et puis de la caillasse jusqu’au sommet. Longue sieste au soleil. Légère déception : nous qui avions prévu un bivouac sur étriers !
Quelques jours plus tard arrive notre camarade Diether Flamm.
Sans tarder, nous attaquons le grand problème : le dièdre nord-ouest de la Civetta, qui aboutit à la cote 2.992 m. Forme détestable (chronique, diront les amis). Au départ, pas de discussion, je grimpe en second. L’escalade n’est jamais facile et présente quelques passages scabreux que Walter franchit sans piton, avec un brio et une décision qui me laissent rêveur (ailleurs, un passage est réputé « très exposé » quand il est situé à deux mètres d’un bon piton. Ici, pas de clous : « frei gehen » !).
Après trois cents mètres d’escalade, une grosse pierre touche Diether au genou. Rappels interminables, tandis que Walter et Flamm continuent. A la nuit tombante, nous rejoignons le névé. Nos camarades préparent leur premier bivouac, à nous les duvets !
Le lendemain, Diether descend dans la vallée pour se faire soigner. Je reste seul devant la tente, observant la progression de mes deux camarades. Sombres pensées, regrets, mais après tout cet échec me laisse indifférent : la forme était trop mauvaise.
Le mieux serait d’achever mes vacances sur la Riviera. Heureusement, Diether nous revient guéri. Le moral remonte au zénith !
Le 10 septembre, nous partons tous les quatre pour la Torre Trieste. Walter et Flamm se proposent de gravir le spigolo Cassin. Nous nous décidons pour la face sud ; avec la Torre di Valgrande, c’est le plus bel itinéraire de Carlesso.
La marche d’approche nous enchante. Le clair de lune baigne le Val Civetta. Au Pian de la Lora, nous nous arrêtons pour contempler l’immense dièdre de la Cima Su Alto. Peu de temps après, nous apercevons la silhouette élancée de la Torre Trieste.
Longue halte au torrent. Nous ne boirons plus avant longtemps (pas de gourde : légèreté avant tout – et ici, nous ne risquons guère de trouver de la neige !).
Quelques lacets nous mènent au socle, boisé de « mughi ». Et de se tirer aux branches ! Vraiment « du beau libre »… Comme je viens de lire dans un récit de course que les vipères pullulent, nous ne traînons pas. Après cent mètres d’escalade facile (mais soutenue !) des terrasses de pierraille. La paroi se redresse : le véritable départ.
Diether et moi partons les premiers. Le début n’est pas difficile et nous avançons rapidement, jusqu’au mur jaune qui nous retiendra assez longtemps. Une vieille connaissance, ce fameux mur jaune : je l’ai escaladé trois fois, lors de tentatives malheureuses à la Carlesso et à la Cassin. Est-ce que cette fois…
Plutôt désagréable d’ailleurs : vingt-cinq mètres de rocher peu solide, avec un passage de libre obligatoire suivi d’une traversée dans un toit. Et les pitons …
Je me prépare à franchir le premier surplomb, mais Diether veut absolument prendre la tête. Me faisant prier pour la forme, je lui laisse poliment la place. Rapidement, il disparaît de notre vue. Un piton hors de la voie l’attire dans un passage sans issue. La corde ne bouge plus. Au relais, impatience contenue. De temps à autre, une pierre tombe à quatre mètres derrière nous.
– N’est-ce pas ici que Gervasutti a volé avec cinq pitons ?
– Oui, c’est bien ici !
Finalement, Diether retrouve la bonne voie, et dix minutes plus tard je pars à mon tour. Assuré du haut, l’escalade est presque agréable. Au début de la traversée, surprise : la corde ne passe dans aucun mousqueton ! Je trépigne dans les pédales, au bord du toit. Arrivé au relais, j’apostrophe violemment mon compagnon :
– Pourquoi as-tu démousquetonné tous les pitons ?
– A quoi bon, ils ne tiennent tout de même pas !
A cet endroit, nos voies se séparent. Nous souhaitons bonne chance à Walter et à Flamm qui traversent vers le spigolo sud-est, et nous continuons. L’itinéraire n’est pas très évident. Bien entendu, nous nous fourvoyons. Voilà une paroi surplombante où les gollots ne seraient pas inutiles ! Descente, traversée, une longueur oblique ridiculement facile et voilà le passage : un surplomb jaune d’apparence peu engageante.
J’essaie de passer « en libre », usant de l’élégante technique en honneur dans la vallée de la Meuse :
– Traction ! Plus fort ! Un peu de mou … Reprends !
Rien à faire. Plus de fantaisies : je reviens aux méthodes traditionnelles. Etrier, une grande prise, et le surplomb est franchi. Encouragé, je fonce ! La fissure qui suit est enlevée à vive allure. Quinze mètres, un seul piton que, dans ma précipitation, je ne remarque pas. Quelques instants merveilleux : plus de ferraille. Joie de l’escalade pure !
Quelques mètres faciles nous conduisent à la première grande vire, où nous nous accordons vingt minutes de repos. Le torrent gronde au fond du Val Corpassa. Devant le refuge Vazzoler, deux points rouges. Peut-être notre ami Armando? Il s’agit de se distinguer !
Je veux commencer la longueur suivante, mais Diether m’arrête : à lui de mener, puisque nous grimpons en cordée alternée. Je dois m’incliner. A contrecœur : j’aurai le périlleux honneur de passer en tête dans le passage-clef !
Cela commence assez mal : un pied dérape, d’un bras je me cramponne à un piton. Heureusement, Diether n’a rien vu. Je me garde bien de lui avouer ma maladresse. Confortablement installé sur une étroite terrasse, il m’indique aimablement la belle dalle lisse qui m’attend.
– A toi, Claudio !
Le passage a l’air coriace. Petit mur raide, grattons, je me rétablis sur un petit replat, à six mètres du relais. Deux mètres à gauche, un clou ! J’essaie de mousquetonner ; il manque trente centimètres. Retour précipité: prudence avant tout. Six mètres du relais, cela donnerait douze mètres de vol. Beaucoup trop ! Nouvelle tentative. Je m’étire au maximum, pour arriver à dix centimètres. Comment diable Carlesso est-il parvenu à planter ce clou ? Plus d’un quart d’heure que je m’évertue sur ce passage. Il faut en finir : prise d’ongle, adhérence risquée… ça y est !
La suite semble plus facile. Un piton qui sort de dix centimètres offre une excellente prise de main, mais me joue un mauvais tour l’instant après : il est tellement déversé que mon pied glisse à l’improviste. Je me retrouve suspendu par les doigts. La plaisanterie a assez duré. Prestement, je gagne un relais accueillant. Pas mal du tout, la longueur de « sesto superiore in libera » !
Vingt mètres plus haut, la deuxième grande vire. Il faut forcer l’allure pour bivouaquer le plus haut possible dans la paroi. En avant ! Le genou de Diether se ressent des efforts fournis pendant la matinée, désormais je resterai en tête.
Une traversée très aérienne me conduit au pied d’un grand dièdre jaune et friable. Surprise : sur une dizaine de mètres, un essaim d’abeilles tourbillonne. Impossible de passer ! Quel est le plaisantin qui a prétendu que les grandes escalades des Dolomites ne présentent pas de risques objectifs ? Les vipères du socle, à présent des abeilles… Il ne manque plus que l’abominable homme des neiges…
Heureusement, je m’aperçois que le passage est situé légèrement sur la droite. Escalade idéale : de belles fissures sillonnent le rocher gris et solide. Elles se terminent par un surplomb très athlétique. Je me passe de piton: s’il fallait clouter à chaque passage difficile…
La longueur suivante ne laisse pas de m’inquiéter : une dalle de quinze mètres, verticale et parfaitement lisse. « Kein Griff, kein Tritt ! »
A mesure que je m’élève, les clous deviennent de plus en plus incertains. J’atteins deux pitons spéciaux, plus petits que des as de cœur; pas d’anneaux, mais de fins cordonnets de nylon. Par prudence, j’y accroche des mousquetons en acier : les « durals » ne résistent pas à des chocs violents !
Il est toujours pénible de sortir des étriers pour se lancer dans du libre, et spécialement ici ! Trois mètres très délicats et j’atteins un vieux clou. Après les délices de l’A1 inférieur, une fissure en rocher friable ne me dit rien qui vaille. Les cordées précédentes avaient sans doute la même impression, car je trouve de nombreux pitons.
Je suis presque au bout de mes quarante mètres de corde quand j’arrive à un replat déversé. Depuis la deuxième grande vire, un léger brouillard nous enveloppe. Au-dessus du relais, des surplombs ; sous moi, les cordes pendent dans le vide. Diether me rejoint :
– Vraiment très fort, Carlesso !
Maintenant que les difficultés majeures sont surmontées, nous nous imaginons que l’affaire est dans le sac. En fait…
Je traverse à la corde pour atteindre une fissure surplombante. Il faut la prendre en Dülfer, mais cela ne me plaît guère ! Quelques essais dépourvus de conviction, puis je me résigne à utiliser la « technique moderne de progression ». Tant pis pour le style. Je monte allègrement sur l’étrier.
A présent, impossible de tricher : nous sommes à la traversée.
Au début, plusieurs pitons. Je me sers avec circonspection des deux premiers, qui semblent peu solides. Un piton Cassin avec anneau me met en confiance pour la suite. Il faut traverser plusieurs mètres, pendu par les mains. Pas de prises franches, mais une vire au bord arrondi. Moi qui n’aime pas les passages athlétiques…
Après quatre mètres de contorsions désespérées, je parviens à me rétablir sur la vire qui va s’élargissant. Très peu pour moi, ces acrobaties !
Le brouillard s’est dissipé. Un vide impressionnant se creuse sous moi. Pendant que j’assure distraitement Diether, j’admire le paysage. Soudain un cri, un coup dans les cordes… Diether a fait un pendule de cinq mètres et se balance au bout de la ficelle. Immédiatement il se tire à la force des bras et me rejoint. Souriant, il me montre le clou qui a cédé. Je sursaute: ce fameux piton avec anneau, si rassurant, mesure deux centimètres ! Un piton-attrape…
Pour ne pas rester sur cette mauvaise impression, je reprends l’escalade. Un magnifique dièdre me met en joie : trente-cinq mètres de savants verrouillages !
– Diether, ici on ne risque pas de voler avec un clou !
Nous atteignons une zone qui nous surprend : à part le socle, nous n’avons pas encore rencontré de terrain « à vaches ».
Nous traversons vers le grand dièdre qui entaille profondément le ressaut terminal, haut d’une centaine de mètres. Cela n’en finit pas : déjà presque deux longueurs de corde, et je n’y suis pas encore. Si cela continue, nous terminerons l’ascension par l’arête ouest !
Finalement, nous y sommes. Peu attirant : en fait de dièdre, c’est une immense cheminée. Comme il ne reste qu’une heure et demie de jour, je propose à Diether de bivouaquer ici.
– Jamais de la vie ! Demain elle y sera encore, et si le temps change…
Cet argument irréfutable me décide à surmonter ma répugnance pour les cheminées. Dès le début, c’est le supplice. Le ramonage est relativement sûr, mais très pénible. Escalade monotone…
J’installe le relais dans un renfoncement. La cheminée est très profonde. Ambiance sinistre. J’ai hâte d’en terminer. Comme je devais m’y attendre, la difficulté augmente. Je suis obligé de grimper au bord de la cheminée ; évidemment, à cet endroit elle surplombe. Pas de clou, et je ne parviens pas à en planter. Soudain un pied glisse ; rageusement, je rétablis l’équilibre. Si près du sommet, ce serait dommage de voler…
Epuisé par la tension nerveuse, je m’affale sur une terrasse de gravier. La suite est facile, mais je demande à Diether de terminer en tête. La nuit tombe pendant que nous effectuons la dernière longueur de corde.
Le vaste sommet nous accueille. Nous découvrons un excellent bivouac aménagé. Nuit splendide.
Je ne dors pas. Je pense aux courses futures.
Claude BARBIER, 1957
Publié dans le Bulletin du C.A.B., mars 1958
1957 – « Torre Trieste, voie Carlesso » (Bulletin du C.A.B., mars 1958)