«Il divino Claudio », « Il Maestro », « L’albatros », « L’aigle des Dolomites », « Le virtuose »… Et si, comme pour les écrivains, certains grimpeurs devenaient subitement géniaux au moment du trépas. On n’a jamais craché sur une tombe ! Claudio Barbier n’échapperait pas à cette lacrymale coutume de la dithyrambe post-mortem ? Mais si lui plus qu’un autre méritait les éloges ?
Insatiable de défis et assoiffé de discrétion, aspirant plus à l’excellence qu’à la reconnaissance, Barbier fut longtemps perçu comme un « grimpeur maudit ». Nul doute qu’il se serait flatté de cette allusion baudelairienne, « Les Fleurs du Mal » accaparant son chevet. Car la poésie, Barbier l’a aimée comme les rochers. D’un même appétit, il a collectionné lectures et escalades : plus de 900 voies à son actif dans les Dolomites et 1000 livres sur les rayonnages de sa bibliothèque. Mais son goût des bonnes lettres n’a empêché ni l’abandon de ses études de philologie romane, ni son renvoi d’un collège de bénédictins, flamands plus spartiates que roses. Plus que l’indiscipline adolescente, trop rituellement invoquée, la raison à ses écarts scolaires tient en un mot : l’escalade.
Dès ses débuts en 1955 dans les Dolomites avec le guide Lino Lacedelli (1), Claude fut happé par la majesté du massif, étourdissant théâtre minéral. Barbier y ouvrira une cinquantaine de voies (dont une dizaine en solitaire), marquant d’une pierre blanche l’histoire de ces tours ocre.
Encore aujourd’hui, on célèbre son exploit du 24 août 1961 : sur la face nord des Tre Cime di Lavaredo, il gravit en une journée les voies Cassin, Comici, Preuss, Dülfer et Innerkofler, soit 1750 mètres d’escalade de haut niveau en 13 heures, dont 8 h 40 d’escalade effective ! Messner qui s’y est essayé aurait conclu, dépité après son abandon : « Barbier est fou ! ». Pourtant Claude – devenu Claudio – ne s’est pas vanté de cet enchaînement car l’ouverture, l’escalade libre et solitaire avaient plus de valeur à ses yeux. Comme l’illustre cette réponse à un journaliste : « Cette notion de compétition et de record, chère au grand public, est étrangère aux joies profondes de l’alpinisme et au contact individuel et souvent solitaire de l’homme et de la montagne ».
Pourtant, les premières années, le talent de Claudio fut moins éclatant que sa passion. Gauche et lourdaud, il s’est d’abord fait remarquer par son nombre de chutes (2) et ses cris d’angoisse à l’instant précédant le dévissage. Sa soif d’escalade l’incita à résoudre ces faiblesses, notamment par le travail de voies, pratique peu commune à cette époque. Sa force digitale, l’excellence de son grattonnage seront finalement remarquées par ses pairs. Il a compris qu’une pose de pied assurée constituait sa meilleure assurance, notamment au cours de ses nombreux solos. Pas plus que lui, il ne fallait faire tomber ni matériel, ni pierres. Il pouvait se séparer d’un camarade si celui-ci avait le malheur de lâcher un piton ! La chute incarnait l’ennemi, et pour la bannir plus encore, Barbier ne portait ni casque ni harnais et se contentait d’un encordement à la taille ou sur une ceinture de cuir, plus maso que sado…
Souvent vêtu d’un pantalon kaki et d’une chemise à carreaux, Barbier prenait un malin plaisir à allumer une cigarette, de la marque Everest (!), dans le passage clé d’une voie, là où d’autres hurlaient pour un piton supplémentaire ! Être son compagnon de cordée réclamait au moins deux dispositions : pouvoir suivre un rythme boulimique (à Freyr, au minimum 1500 mètres d’escalade par jour sans jamais faire la même voie ni de rappel !) et supporter un humour aussi grinçant que son humeur vacillante.
En témoignent l’éclectisme de ses intérêts et aversions : ne manquant pas un concert en Belgique de Johnny (3) ou le Grand prix de Francorchamps, mais fuyant les bivouacs comme les jours de neige. S’amusant des contrepèteries mais rechignant à démêler les cordes. Doté d’une telle personnalité, on ne s’étonnera pas de savoir que Barbier était inapte au travail. Son unique expérience en ce domaine s’est limitée à une semaine passée dans « un bureau aux murs peints en vert » (4). Se tenant à ce déni de professionnalisation, il refusa toutes propositions d’aide financière comme cette entreprise autrichienne qui lui offrait un alléchant poste de conseiller technique ou cette marque de bière qui l’avait courtisé pour tourner une publicité à Freyr (5). Plus féal à ses principes qu’à la monarchie Belge, il rembarra également le roi Léopold III qui voulait l’embaucher comme guide (6) !
Bourgeois accommodants, les parents de Barbier lui avaient offert d’habiter un étage de leur maison et lui versaient une rente aussi modeste que ses besoins. Ce mécénat familial permit au grimpeur Bruxellois de s’épanouir sans autre pression que celle de la Jupiler, traditionnellement dégustée au « Chamonix », incontournable rendez-vous des grimpeurs de la Meuse.
Trêve d’anecdotes et revenons à l’autre versant de Barbier : le libre. Assurément inspiré par l’éthique des grimpeurs de l’Elbsandstein, l’homme du plat pays allait devenir un des précurseurs de l’escalade libre en Europe occidentale. Plutôt que de dépitonner les voies de façon systématique (comme cela a notamment été fait en France), il a proposé de peindre en jaune tous les pitons dont on ne se servait pas comme d’une prise mais comme d’une simple protection. Certes, Barbier n’a peint que peu de pitons mais cette proposition a connu un vrai succès au point de parler de « jaunir » quand on parvenait en haut d’une voie en libre, sans avoir utilisé un piton comme prise de main de pied, ni utilisé la corde – ou un coinceur – pour modifier la difficulté d’un passage.
Tout s’arrêta le 27 mai 1977. Au rocher du Paradou, Barbier se retirait du paradis des rochers. Il avait toujours fui la chute, elle l’a emmené dans la tombe. L’hommage fut sommaire. Le Club Alpin Belge fit faire une plaque commémorative ; elle restera dans les placards. Quant à celle de la chapelle du refuge Vazzoler, dans les Dolomites, elle fut retirée pour cause d’obscures polémiques agitant le Club Alpin Italien. La photo de Barbier a disparu du refuge des Tre Cime. Cruelle évanescence des traces. Et le destin de se conformer à la dernière phrase du fairepart de décès de Claudio Barbier : « Ni fleurs ni couronnes ».
Merci à Didier Demeter de claudiobarbier.be
(1) L’italien Lino Lacedelli fut le premier ascensionniste du K2 avec Achille Compagnoni, le 31 juillet 1954.
(2) Dans « Les conquérants de l’inutile », Lionel Terray fait une allusion à un grimpeur belge et ses nombreuses chutes (plus de 40). Il est facilement permis de reconnaître Barbier dans cette description.
(3) Jean-Claude Legros raconte que Barbier est devenu « fou après un concert de Johnny parce que le chanteur n’a pas levé son poing comme il l’avait fait la veille à Charleroi, quand il chantait Le Pénitencier » ! Par amusement, Barbier aimait lever le poing vers le ciel, y compris au milieu d’un crux, en solo.
(4) Jean-Claude Legros, « Le barbier des Tre Cime », Vertical n°28, juillet-août 1990
(5) Au sud de Namur, Freyr est la principale falaise de Belgique avec plus de 500 voies. On y grimpe depuis environ 1930.
(6) Léopold III n’est pas le premier monarque belge à s’intéresser à l’escalade. Dans les années 30, le roi Albert fut réellement alpiniste. Son palmarès dans les Alpes, et notamment dans les Dolomites, comporte un grand nombre d’ascensions, parmi lesquelles des voies difficiles. Il s’est tué à Marche-les-Dames, en 1934, au cours d’une escalade en solo.
Article publié dans EscaladeMag n° 10, mars 2007
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