Claude Barbier est né à Etterbeek (Bruxelles) le 7 janvier 1938. Fils unique d’une famille bourgeoise aisée (son père occupait une fonction de direction à la Régie des Télégraphes et Téléphones de Belgique), il passa son enfance à Gand (Gent) où son père était en poste, puis la famille vint s’établir à Bruxelles. Bien qu’appartenant à un milieu de culture française, il se vit obligé par ses parents, contre son gré, de faire la plus grande partie de ses études en néerlandais. Claude, tout en étant premier de classe, vécut très mal cette obligation d’étudier dans une autre langue que la sienne, ressentant cette situation comme un viol de sa personnalité.
Il découvrit la montagne à l’âge de 11 ans, lors de vacances passées en Autriche. Mais sa première véritable expérience alpine date de 1953. Cette année-là, en vacances avec ses parents à Pralognan, en Vanoise, il part seul en montagne, se retrouve coincé sur un névé (cette mauvaise expérience le marquera pour la vie, il ne se sentira jamais vraiment à l’aise sur la neige), et il s’en faut de peu qu’une expédition de secours ne parte à sa recherche. Le lendemain, ses parents l’envoient faire une vraie ascension avec un guide, chargé de lui faire découvrir les dangers de la montagne. L’été suivant, Claude séjourne dans les Alpes Bernoises et réussit l’ascension du Gspaltenhorn, toujours avec un guide.
En 1955, les vacances familiales se passent dans les Dolomites, à Cortina d’Ampezzo. Claude y rencontre Lino Lacedelli, tout récent (et non encore controversé) vainqueur du K2. Il a la chance de pouvoir grimper avec lui. Ce sera le début d’une longue amitié. A son retour, il découvre les rochers belges, et notamment le massif de Freyr dans la vallée de la Meuse. Il s’inscrit au Club Alpin Belge.
Ses débuts sont difficiles. Doté d’une morphologie plutôt épaisse, il n’apparaît pas comme un grimpeur particulièrement doué ; ses chutes sont très nombreuses, ses moments de panique font sourire. Mais son opiniâtreté est sans limite. Et les progrès suivent, malgré les chutes répétées (dont il tient une comptabilité très précise). Il multiplie les voies sans relâche, durant toute l’année. Sa technique s’affine. A l’époque on grimpe en grosses chaussures à semelle rigide, selon des techniques de grattonnage, de coincements, d’oppositions. Il en devient un remarquable spécialiste, audacieux, véritable funambule du rocher.
Durant l’été 1956 il réalise 12 voies prestigieuses dans les Dolomites, dont la célèbre « Comici » à la Cima Grande di Lavaredo. En un an, il est donc passé des petites voies de 3e degré, escaladées en second, aux voies de 6e degré grimpées en tête !…
L’année suivante débuteront les premières grandes voies en solitaire.
Cette époque marque pour Claude le véritable début d’une passion exacerbée pour la montagne, passion tellement exigeante qu’entre elle et lui il n’y aura désormais plus aucune place pour rien d’autre, à l’exception d’un immense amour pour les livres, domaine où, en parfait bibliophile, il se distinguera tant par son érudition que par une maniaquerie excessive.
Claude avait effectué ses études secondaires en section classique « latin-grec » dans des collèges catholiques (chez les bénédictins d’abord, chez les jésuites ensuite). Son esprit frondeur lui avait valu deux renvois : la première fois parce que, après un certain nombre d’incidents, il avait été pris en flagrant délit de mauvaise lecture (Victor Hugo), la seconde fois à cause de son comportement rebelle.
Il renonce, pour se consacrer totalement à la montagne, à poursuivre des études supérieures universitaires. Il se détourne rapidement, pour la même raison, du monde professionnel, après une brève et désastreuse expérience comme employé dans un bureau. Pur amateur, refusant le sponsoring, il devra, durant toute sa vie, se débrouiller avec des moyens financiers forcément très limités (provenant tantôt de petits boulots occasionnels, tantôt de la revente de livres acquis dans des bouquineries et soigneusement restaurés par lui). Psychologiquement et moralement, il souffrira beaucoup de la dépendance financière qu’il devra toujours subir vis-à-vis de ses parents.
En 1958, il accomplit son service militaire (service obligatoire à l’époque).
Au fil des années, son activité alpine devient rapidement impressionnante ; il accumule les ascensions de très haut niveau, soit en solitaire, soit en compagnie de quelques-uns des meilleurs grimpeurs de l’époque, surtout dans les Dolomites, son terrain de prédilection : Civetta, Brenta, Lagazuoi, Marmolada, Sella…
C’est ainsi que Claude devient « Claudio ». Sans doute pour une question de facilité d’expression, les Italiens prononçant mal le « e » muet ; mais il faut surtout voir dans cette italianisation de son prénom sa parfaite assimilation au milieu des dolomitards, qui avaient su le comprendre, le reconnaître et l’accueillir comme un des leurs, appréciant à leur juste valeur ses multiples ascensions, ses « premières », sa technique, son audace, ses temps extraordinairement rapides qui éblouissent les spécialistes.
La nette préférence de Claudio pour les Dolomites ne l’empêche cependant pas de parcourir aussi de nombreux autres massifs en Allemagne, en Espagne, en Suisse, en France (massif du Mont Blanc, Vercors)…
1961 est l’année de grâce. Claudio a 23 ans. Il réalise sa performance la plus exaltante : le 24 août, aux Cime di Lavaredo, il gravit en une journée les cinq faces nord, en solo : voie Cassin à la Cima Ovest ; voie Comici à la Cima Grande ; voie Preuss à la Cima Piccolissima ; voie Dülfer à la Punta di Frida; voie Helversen-Innerkofler à la Cima Piccola.
La même année il fait, entre autres, la première solitaire de la voie Andrich à la Punta Civetta, la première solitaire de la voie Carlesso à la Torre di Valgrande, la deuxième de la voie Livanos au Castello della Busazza, la deuxième ascension du dièdre Philipp-Flamm (il avait participé à la première, en 1957, mais avait dû y renoncer à mi-hauteur pour redescendre un compagnon blessé).
« Il mito Claudio Barbier »…
le « mythe Claudio Barbier » est né.
En 1962 il réussit la première solitaire de la voie Comici à la Civetta; en 1963 la première solitaire de la voie Ratti à la Torre Venezia.
Signalons encore la face nord-est du Piz Badile (en solitaire, bien sûr) ainsi que la troisième solitaire du spigolo nord de l’Agner, la première solitaire de la voie Detassis à la Cima Tosa en 1964, et l’ouverture de sept nouvelles voies dans le Fanis en 1965 avec Jean Bourgeois.
Durant les années soixante également, il développe, à l’instar d’autres grimpeurs de pointe, les principes d’une escalade libre épurée : les pitons en place ne devraient pas être utilisés comme prises par le grimpeur, mais servir uniquement pour sa sécurité sur le plan de l’assurage.
Et Claudio lance « son » idée : il propose de peindre en jaune les pitons que le grimpeur ne devrait pas utiliser comme prises. Idée qui, dans un premier temps, va susciter une certaine polémique au sein du Club Alpin Belge, assez conservateur, mais qui va connaître un succès considérable dans les milieux européens de l’escalade. Désormais, lorsqu’il s’agira d’escalade libre réalisée sans pitons de progression, on parlera de « jaunir » une voie, d’escalade réussie « en jaune », etc.
En 1969, lassé par l’attitude du Conseil d’administration du Club Alpin Belge, dont il juge l’action « résolument conservatrice et plus administrative que sportive », et craignant la mainmise du Département ministériel des Sports sur les activités d’alpinisme et d’escalade, il crée le G.B.A. (Groupement Belge d’Alpinistes) dont il souhaite faire l’équivalent belge du réputé G.H.M. (Groupe de Haute Montagne) français.
L’éducation stricte de Claudio et son caractère renfermé, joints au fait qu’entre ses parents et lui s’était installée une certaine incompréhension, en firent un personnage assez secret, aimant la solitude, difficile à comprendre et taciturne au point qu’il ne parlait presque jamais de lui-même. Il lui arrivait d’avoir de terribles sautes d’humeur, et ses colères étaient redoutables. Peu de personnes ont eu le bonheur de l’approcher vraiment. Ceux qui ont eu ce privilège découvraient dans cet être hors du commun une nature extrêmement sensible et idéaliste, un esprit cultivé et vif, doué d’une mémoire remarquable, d’un sens critique et d’un humour (souvent grinçant) appréciables.
Son sens de l’humour lui était d’ailleurs bien nécessaire pour camoufler un certain mal-être face à l’existence : il était assez lucide pour savoir combien il était, aux yeux de beaucoup, un « marginal ». Car même si ses exploits lui avaient valu la notoriété au sein du monde de l’escalade, en Belgique il restait superbement méconnu et ignoré.
Claudio est tombé le 27 mai 1977 dans les rochers de Fidevoie près d’Yvoir, dans la vallée de la Meuse, par un bel après-midi de printemps…
Que s’est-il passé ?
Le matériel retrouvé et les observations effectuées sur place permettent de croire que Claudio était venu, seul, nettoyer un secteur de la paroi du Paradou, en descendant du haut de celle-ci sur des échelles spéléo, selon son habitude, pour faire tomber les pierres instables, arracher la végétation gênante, brosser la fine terre poussiéreuse déposée sur le rocher, dans l’intention d’ouvrir la voie le lendemain en partant du bas. Chute apparemment sans témoin. Son matériel était intact, près de lui ; aucun élément ne permet de comprendre…
Son ancrage a-t-il lâché, provoquant la chute mortelle ? On n’a retrouvé aucune sangle de son ancrage. L’accident reste donc inexplicable.