Claudio avait commencé à aimer et à collectionner les livres depuis qu’il était petit et progressivement il avait réuni une bibliothèque intéressante. Il visitait systématiquement les bouquinistes à la recherche de vieux livres de montagne et avait trouvé des exemplaires anciens et rares. Il avait acquis une connaissance de la littérature alpine et de la bibliographie digne des meilleurs collectionneurs. Il se faisait envoyer les catalogues des maisons spécialisées et ceux des ventes, ainsi suivait-il de près l’évolution du marché.
De temps en temps il se permettait une folie et commandait des merveilles à la Libreria Alpina Mingardi de Bologne. Le libraire, M. Mingardi, se souvient encore de Claudio en ces termes :
« Nous nous rappelons parfaitement son exquise courtoisie, le timbre particulier et fascinant de sa voix pendant les longues conversations téléphoniques qu’il avait avec nous. »
Quand Claudio trouvait un livre qui lui plaisait, mais n’avait pas de quoi l’acheter, il le cachait derrière les rayons pour éviter qu’un autre ne l’achète. Puis il revenait quand il avait de quoi se l’offrir.
Plus tard, il en fit également commerce :
Claudio recouvrait chaque livre, nettoyé et restauré, avec du papier cristal, comme un vrai libraire professionnel. Puis il essayait de les revendre ou les offrait aux amis en qui il pouvait avoir confiance et dont il était certain qu’ils allaient « vénérer » son précieux cadeau… Il n’appelait pas la couverture en papier cristal « une jaquette », mais « une petite robe »…
À l’époque tout le monde voulait partir en expédition et personne n’en avait les moyens. On inventait de tout pour récolter de l’argent : vente de t-shirts, d’autocollants, de cartes postales, etc., le tout « au bénéfice de l’expédition ». Claudio, lui, vendait ses livres « au bénéfice de l’expédition » que nous comptions effectuer dans les Dolomites…!
Chaque livre mis en vente était accompagné d’une fiche.
Il faisait d’une pierre deux coups : d’une part il était très fier d’exercer une activité lucrative (très peu, il est vrai), et d’autre part, il assumait ce qu’il considérait comme un rôle d’éducateur en enseignant la littérature alpine aux « analphabètes » du Club Alpin Belge…
Le commerce de Claudio était bien lancé, le bénéfice ne couvrait pas le prix de l’essence, mais lui était convaincu de faire un travail important.
Il connaissait toutes les librairies et tous les bouquinistes, nous allions même prospecter à Paris, à Genève et à Lausanne.
Un jour, nous allâmes « draguer » (c’est ainsi que nous appelions nos prospections) à Anvers… En sortant d’une bouquinerie, il me prend par le bras, m’entraîne en courant sous le porche de l’église voisine, me pousse dans un coin, déboutonne et baisse son pantalon ! Estomaquée, je m’effraie ! Mais pas du tout, pas d’obscénité, il s’esclaffe et récupère les livres qu’il vient de voler et qui lui descendaient dangereusement le long des jambes… Je m’indigne :
» Tout de même, pour vingt francs, tu n’as pas honte ? Imagine le choc pour ta mère si tu rentres entre deux gendarmes, si on te met en prison pour vol… »
Mais il a réponse à tout :
« D’abord il est injuste de punir ceux qui volent des livres, parce que voler un livre est un acte d’amour ! Bien au contraire il faudrait les récompenser, car ce pauvre livre, condamné à croupir dans cette infecte librairie, sale et mal tenue, maintenant est sauvé, il va être dépoussiéré, recevoir une belle petite robe, et il trônera dans une belle bibliothèque, bien à l’abri, bien au chaud… Ensuite il faut bien admettre que le tenancier de la boutique est un voleur ; donc il mérite d’être volé, c’est de bonne guerre…! Et enfin, ce ne serait pas la première fois que je rentrerais à la maison flanqué de deux gendarmes! »
Une de ses dernières grandes joies fut de recevoir une splendide bibliothèque neuve. Décider du style, de la couleur, de la disposition des armoires et des étagères fut un affreux calvaire, et le vendeur finit par le menacer de renoncer à la vente s’il continuait à modifier sans cesse sa commande. Après des mois de tergiversations la bibliothèque arriva, et ce fut un succès qui dépassa toutes les espérances, mais, les caisses et les cartons pleins d’autres livres n’en disparurent pas pour autant et continuèrent à créer dans son appartement une véritable piste d’obstacles…
La passion que Claudio nourrissait pour les livres l’aurait peut-être, en fin de compte, amené à ouvrir une boutique raffinée et spécialisée en livres de montagne et livres rares. C’eût été un rôle qui lui aurait convenu à merveille : malgré son côté extravagant, il en avait l’habileté et les capacités. Il était connu et connaissait tout le monde, et avait déjà d’excellents contacts avec les principaux acteurs du marché. Avec sa précision maniaque, il n’aurait eu aucune difficulté à devenir expert en la matière…
Anne Lauwaert
Nichée dans la jolie rue de Seine (6e arrondissement), la Librairie des Alpes fête cette année ses 85 ans. La famille VIBERT-GUIGUE WAHL en est propriétaire depuis 1933.
Cette librairie toute particulière réunit l’ensemble de la littérature de montagne, plus de 10 000 livres anciens et modernes, des photos, des gravures, des topos.
Lieu de rencontre, d’échanges, de conversations sur la montagne et ses livres, la libraire est fière d’avoir compté parmi ses amis les grands noms de l’alpinisme : Roger Frison-Roche, Gaston Rébuffat, Bernard Pierre, Claudio Barbier, Nicolas Leininger, Nicolas Jaeger, Jean-Marc Boivin, Pierre Beghin, Benoît Chamoux… et tant d’autres.
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