Claudio vouait une admiration sans borne à Emilio Comici, un des plus grand grimpeurs de tous les temps, qui marqua de son empreinte l’évolution de l’alpinisme, ouvrant – souvent en solitaire – quelques-unes des plus belles et des plus difficiles voies des Dolomites.
« L’arte di Arrampicare di Emilio Comici« , de Severino Casara, était un de ses livres de chevet.
Il aimait interpréter, avec une expressivité très théâtrale, certains passages des écrits de Comici, tel celui-ci :
« Difficilmente potrei spiegare quell’ebbrezza, quella gioia di sentirmi completamente solo su quella spaventosa parete… Che gioia ! Gioia di vivere ; soddisfazione ; intimo orgoglio di sentirmi così forte da dominare da solo il vuoto e lo strapiombo. »
Après une courte pause, il terminait en élevant la voix et les mains :
« Che voluttà ! »
[« Je pourrais difficilement exprimer cette ivresse, cette joie de me sentir complètement seul sur cette formidable paroi… Quelle joie ! Joie de vivre ; plénitude ; orgueil intime de me sentir assez fort pour dominer tout seul le vide et le surplomb. Quelle volupté ! »]
Emilio Comici se tua en 1940, à 39 ans, lors d’une chute sur une paroi d’entraînement. Étrange similitude avec la mort de Claudio.
Dans un admirable récit publié le 5 juillet 1957 dans le « Corriere della Sera » sous le titre « Un meschino agguato distrusse l’arte prodigiosa di Emilio Comici » [« Une ambûche mesquine a détruit l’art prodigieux d’Emilio Comici »], l’écrivain Dino Buzzati raconte cette mort :
Le 19 octobre 1940, à Selva di Val Gardena, celui qui, après Preuss, a probablement été le plus grand et le plus génial grimpeur de tous les temps, alla faire une promenade avec trois amis et une jeune fille. Les trois voulaient s’exercer en roche et il les conduisit à une petite paroi, au fond d’un vallon, qui convenait bien pour l’entraînement : un aplomb d’une cinquantaine de mètres au-dessus duquel il y avait encore des bois et des prés. Les trois amis s’encordèrent et commencèrent à escalader. Restée seule avec le grand grimpeur, la jeune fille lui dit qu’elle aussi aurait aimé essayer. Il n’avait pas de seconde corde ; alors il chercha dans le sac d’un de ses amis, et y trouva trois vieilles cordelettes, de celles qu’on utilise pour les descentes en rappel. Il les noua entre elles et ainsi assura tant bien que mal la jeune fille. Naturellement, avec ce genre de ficelle, il n’était pas question de l’amener dans des endroits difficiles.
Presque au sommet de l’aplomb, ils débouchèrent sur une vire herbeuse. Au-dessus de la vire il y avait un ressaut de roche, peu élevé mais vertical. L’homme le franchit presque machinalement, sans y penser. Mais quand il fut en haut, il comprit qu’il n’était pas utile de faire grimper la jeune fille, inexperte et assurée à la diable. Aussi lui dit-il de se détacher ; de toute façon, elle était en sûreté. Les cordelettes lui serviraient à lui pour redescendre sur la vire.
Ainsi fut fait. Quand il eut récupéré les cordelettes, il en passa une autour d’une petite saillie rocheuse et s’y suspendit pour en éprouver la résistance. Elle tenait bon. Alors il s’abandonna au vide pour descendre. La cordelette cassa. L’homme tomba dans le vide.
On raconte que, lorsqu’il s’entraînait, il avait coutume de s’exercer aussi aux chutes ou plutôt aux vols auxquels sont assez souvent exposés les premiers de cordée dans le sixième degré : l’important, c’est de se détacher du rocher de manière à pouvoir retomber sur ses pieds quand la corde, retenue par un piton ou par le compagnon, se retrouve en tension. Malheur au contraire à qui se tient collé à la paroi, prêt à se heurter à la moindre saillie.
Eh bien, on dit que, tandis qu’il volait vers l’abîme, sans l’espoir cette fois d’être retenu par un compagnon, avec la présence d’esprit et la perfection de mouvements qu’il aurait pu mettre en œuvre dans la tranquillité d’un gymnase, il faisait des bras et des jambes, rythmiquement, le geste de se maintenir à distance de la roche.
Il comprenait que l’unique chance de s’en tirer était d’atterrir sur un pré ou sur une pente d’éboulis. Un heurt direct avec la roche aurait en tout cas été fatal. Il tomba effectivement en dehors, sur l’herbe. Mais c’était un vol de quarante mètres. Il fut tué sur le coup.
Il y a, dans cette fin d’Emilio Comici, un tel concours de circonstances malignes, une telle combinaison de coups du sort mesquins qu’aujourd’hui encore, quand on y pense, on se sent révolté.
Fait à remarquer : bien qu’il ait osé des acrobaties que personne au monde n’avait tentées avant lui, Comici était un alpiniste particulièrement prudent, qui n’avait pas du tout honte de planter un piton d’assurage en troisième degré si la roche ne lui semblait pas sûre. Le souci de toujours s’assurer était justement une des caractéristiques de sa technique (et un de ses grands secrets).
La première fois qu’il se montra, ne disons pas imprudent, mais moins précautionneux que d’habitude – parler d’imprudence semble excessif voire ridicule pour cette petite paroi d’entraînement qu’il aurait pu gravir les yeux bandés –, la mort était là, aux aguets.
Et c’est ainsi que cette ignoble embûche a mis fin à l’existence d’une des personnalités les plus fortes, les plus originales et les plus fascinantes qui aient jamais paru sur la scène des Alpes.
(Dino Buzzati, Montagnes de verre, Trad. Marie-Noëlle et Jean Pastureau, Chamonix, Ed. Guérin, 2002.)