Claudio Barbier
Bulletin mensuel du C.A.B. – Section du Brabant, juin 1967
Depuis des années, les pitons font beaucoup parler d’eux, et spécialement par leur disparition. On parle fréquemment de dépitonnages, de vols de pitons. L’heure est venue d’aborder ce sujet qui intéresse de nombreux grimpeurs. Veuillez excuser l’abondance de « je » dans cet article, mais il me semble préférable d’écrire à visage découvert, plutôt que de me dissimuler sous des « on » et des « certains ».
De nombreux habitués de Freyr (limitons-nous à Freyr) voudraient voir le pitonnage des voies rester tel qu’il est, sans le moindre changement, même minime. C’est leur droit de professer cette opinion. Au moins, qu’ils s’abstiennent de taxer systématiquement de « voleurs de pitons » ceux qui enlèvent des clous.
Une distinction s’impose entre le dépitonnage et l’épuration. J’appelle dépitonnage, le fait d’enlever une partie ou la totalité des pitons d’une voie, la rendant ainsi, soit tellement exposée que le risque devient excessif, soit, dans le cas d’une voie artificielle, totalement impossible (exemple : la Marguerite). Ajoutons le vol de pitons de relais, pratique stupide : il n’y a jamais trop de pitons à un relais. (Quand je pense que l’on m’a critiqué pour avoir porté à quatre le nombre des pitons au relais du Zig-Zag…)
D’autre part, il y a l’épuration : la suppression de certains pitons judicieusement choisis, afin de rendre à un passage d’escalade libre sa véritable valeur. Avant de continuer, je veux souligner ceci : jusqu’à présent, par une sorte d’accord tacite, on n’a rien enlevé dans les voies moyennes. Quant à moi, je n’enlève rien, je ne modifie rien dans les voies PD, AD et D.
Le problème de l’épuration se limite donc aux voies TD et ED. Des modifications de détail sont possibles, qui rendraient de nombreux passages parfois plus difficiles, toujours plus élégants. A partir d’un certain degré, il n’est plus possible de passer un piton sans le mousquetonner. On a le sentiment de commettre une imprudence, donc une faute. Par contre, en faisant le même passage dépourvu de piton, on ressent la joie exaltante de dominer sa peur.
Bien entendu, la suppression de certains pitons devrait toujours être accompagnée d’une révision du pitonnage général de la voie. Par principe, avant des passages très difficiles, j’aime trouver deux bons pitons. Deux précautions valent mieux qu’une : un piton peut s’arracher, un mousqueton peut casser. Exemple : le surplomb de la deuxième longueur de la voie Lecomte, où deux pitons successifs, qui faisaient de ce surplomb un passage artificiel, ont été enlevés et remplacés par deux pitons d’assurance pure, placés sous le surplomb.
Il y a d’ailleurs toujours eu une certaine épuration naturelle : des pitons arrachés par accident n’étaient pas remis. (Exemple : le piton du premier surplomb de la voie Lecomte). Un point commun entre les épurations involontaires et les autres : les grimpeurs s’y habituent très vite et on se demande même pourquoi certains pitons sont restés si longtemps en place (exemple: le dernier piton de la Direttissima).
L’escalade fait des progrès continuels. En 1952, la voie du Jardin Suspendu, au Saussois, était cotée ED avec 9 pitons, dont plusieurs avec emploi d’étriers. Dix ans plus tard, la voie ne comportait plus que 4 pitons, ce qui n’empêchait pas plusieurs grimpeurs belges, qui n’avaient jamais fait la voie, de la franchir en tête sans aucun étrier.
En 1964 fut créée une commission des voies et pitons. Elle devait s’occuper de remplacer les pitons rouillés, ainsi qu’étudier les possibilités d’épuration. Le principe était excellent. En pratique, les propositions de modifications n’étaient pas examinées. C’est ainsi que plusieurs grimpeurs, dont certains, comme moi-même, faisaient partie de la commission, durent se passer de la permission. Après coup, la commission entérinait les modifications !
Peu à peu, cette commission perdit toute autorité. Les réunions se raréfièrent. Plusieurs bons grimpeurs furent éliminés, des grimpeurs médiocres prirent leur place. Comment discuter du pitonnage d’une voie, si on n’est pas capable de la franchir ? Bien plus : plusieurs membres n’ont qu’une pratique très limitée du pitonnage…
Dans ces conditions, on peut supposer que les épurateurs ne demanderont pas l’avis d’une commission incompétente. Il faut espérer qu’ils sauront garder la juste mesure. Quant à moi, que beaucoup présentent comme un vampire assoiffé de clous, je ferai simplement remarquer ceci : les épurations que j’ai faites se limitent aux voies très difficiles et j’ai toujours veillé à les rendre aussi sûres que possible. La preuve que j’agis avec mesure : les pitons enlevés par moi et remis en place peuvent être comptés sur les doigts d’une main et même, comme dirait José Giovanni, sur les doigts de la main d’un ouvrier de scierie maladroit !
Claudio BARBIER