« Un rapport tellement particulier avec la montagne »
Denise Escande avait connu Claudio depuis ses premières années dans la Civetta. Elle avait vécu les années folles de l’escalade « au pas de course » dans les voies les plus difficiles, avec les compagnons les plus excentriques, comme Benoît de Ruffi de Pontevès-Gévaudan (dont la plupart des grimpeurs, ignorant son patronyme, ne connaissaient que le prénom, et que Claudio avait baptisé « La Bête du Gévaudan »).
Ci-dessous, la retranscription partielle d’une conversation entre Denise Escande et Benoît de Ruffi de Pontevès, à Paris, le 29 janvier 1982 :
Benoît : J’avais rencontré Claudio par hasard, j’étais en train de faire la « Sirène » [à Freyr] et j’en bavais comme ce n’est pas possible. Et il y avait Claudio qui était à côté, que je ne connaissais pas et qui faisait une autre voie, ce qui fait qu’on est sortis ensemble. Moi, je suis sorti grâce à ses conseils. C’était vraiment horrible pour ma petite taille. Le lendemain on a fait les fous, complètement les fous, à Freyr, en courant l’un derrière l’autre. Comme je n’étais pas du tout à son niveau, il m’assurait, et on a fait notamment toutes les voies de la dalle des « Trois Saurets », en les montant, en les descendant… Le « Zigzag », « l’Angélique », la « Directe », « l’Enfant », la « Méduse »… On redescendait à nouveau par le « Zig-Zag », on refaisait les « Trois Saurets », on a joué là-dedans, pendant je ne sais pas combien de temps ! Lui, il courrait, moi… j’essayais de courir… et puis on a bien rigolé. Ça devait se passer, je crois, à Pâques 1962. En 61, il avait fait les cinq voies aux Tre Cime… Il avait une fameuse réputation dans l’alpinisme français, tout le monde s’attendait à ce qu’il se casse la gueule !…
Et puis, vers le mois de juin, j’avais un petit programme de courses qui était prévu. Mon copain m’a fait faux bond, et, à ce moment-là, j’ai vraiment eu du culot : j’ai envoyé un petit mot à Claude, en disant que j’étais libre pendant un mois. Et, au cours du mois de juillet, j’ai reçu un petit mot : « Je vous attends au refuge Tissi, tel jour entre telle heure et telle heure ». Et je suis arrivé dans les Dolomites alors que je n’avais absolument aucune expérience.
La première chose qu’a faite Claude : il a voulu me tester en montagne. J’étais venu en stop de Paris parce que j’étais complètement fauché. J’avais dû arriver là vers 11 h du matin. Je me suis écroulé sur ma paillasse. À 13 h, il est venu me réveiller. Il m’a dit : « Hop, à toi, et en tête ! » C’était dans un truc pas très haut, la « Tissi ». En plein milieu de la course, moi, petit à petit, je commençais à me sentir de mieux en mieux, j’étais en tête, et il me dit : « Bon, allez, cela suffit, parce que demain il y a de grandes choses qui se préparent ».
Et le lendemain matin à 6 h, on partait pour le Sass Maor, pour la 2e ascension de la « Directe ». On commence la voie, au bout de 80 ou 100 m, il y a une traversée sur la gauche qui doit être en IV, et on était toujours décordés.
À ce moment-là, je dis à Claude : « Écoute, ça ne va pas, soit je mets la corde, soit je redescends. » Alors Claude pique une colère épouvantable en disant : « Mais tu vas nous retarder ! » Je ne comprenais pas bien parce que je ne comprenais pas encore la règle du jeu. J’allais comprendre d’ailleurs petit à petit. On s’est encordés et puis il n’a pas arrêté de me faire suer pendant les trois quarts de la paroi, parce qu’il n’y avait pas un seul clou ! Et en me disant tout le temps : « Plus vite, plus vite ! ». Il était horriblement « chiant ».
Par contre, quand on a rejoint la voie normale, qui est très belle, en très beau rocher, alors là, à ce moment-là, Claude a sorti son appareil de photos. Il a demandé de prendre des poses, de le photographier. Pendant une longueur de corde, il y avait vraiment de très beaux surplombs. Ensuite à la descente, on se perd, et Claude ne veut pas remettre la corde. Je lui dis : « Claude, ce n’est pas sérieux, on peut planter un clou ». Et puis, je me suis vraiment fâché.
Je lui ai dit : « Je fais encore dix mètres, et après cela, je te préviens, je reste là, tu me laisses la corde, tu fais ce que tu veux ». Et Claude, toujours : « Pas l’temps, pas l’temps ! » C’était vraiment un sale caractère… À ce moment-là, on arrive à un rappel. Cela commençait par un petit surplomb. Claude passe le premier et au moment où il met son poids sur la corde, je vois le clou qui commence à partir.
Je dis : « Claude, il y a le clou qui se barre ». Très calmement, lui, remonte, regarde le clou. Il dit : « Bon, on va planter un autre clou ».
Et à partir de ce moment-là, je n’ai plus jamais eu de problèmes avec lui sur le fait de décider si on s’encorde, ou si on ne s’encorde pas… À chaque fois, il me regardait simplement dans les yeux, et on savait ce qu’il fallait faire. Après, il n’y a plus jamais eu d’engueulades.
Denise : En fait, il t’a testé le premier jour.
B. C’était quand même vachement dur. C’était du rocher complètement pourri, c’était complètement délité, et puis, moi, c’était mon premier contact. Le lendemain, on part pour Vazzoler. Il y a une petite auberge, en bas, où on mange des spaghettis. On sort de l’auberge, et on entend le propriétaire qui téléphone au refuge en disant : « Il y a Claudio et un de ses compagnons qui partent, et il est neuf heures, trois minutes, trente secondes. Top. Tu me téléphones quand ils arrivent. »
Moi, je ne comprenais pas l’Italien. Claude me dit : « Bon, on y va, on y va ! » Et à ce moment-là, il commence à trotter. Alors, je me dis : « Bon, trottons ! » Et je lui dis : »C’est loin, le refuge Vazzoler ? » Au bout de 500 m, il me dit : « Heu non, c’est tout près, parce qu’on a décidé que c’est tout près, mais en fait, c’est assez loin. »
Et il m’explique à ce moment-là qu’il y avait eu ce coup de téléphone… et je me mets à courir, comme Claude.
On montait en principe pour un mois, on avait de gros sacs. Et nous, on se met à courir, à courir, je n’ai jamais couru comme ça de ma vie. Je ne me souviens pas de l’horaire qu’on a fait, qui devait être de l’ordre d’une heure et quart.
On arrive en vue de Vazzoler. Il y avait la petite rivière, un petit torrent à traverser. Claude s’arrête et me dit : « On se fait beaux, on se fait propres, on se fait une petite toilette, on se coiffe, et on commence à entonner : (sifflement : « le Pont de la Rivière Kwaï »).
On arrive à Vazzoler, dans la cuisine. Armando da Roit était là, complètement sidéré par l’horaire qu’on avait fait ; en nous voyant complètement reposés, il nous dit : « Vous n’êtes pas fatigués ? » et Claude répond : « Non, non, pas du tout, pourquoi ? »
D. Qu’est ce que vous avez fait, là, à Vazzoler?
B. Je ne me rappelle plus très bien. On a fait la deuxième de la « Terra Nova ». Alors cela, c’était une superbe voie. On a dû bivouaquer, c’était la première fois qu’on bivouaquait, parce qu’on avait attaqué la paroi très tard à cause du temps incertain.
D. Ces grandes voies-là, c’est dur de faire dans la journée. Mais lui, il ne pitonnait pas.
B. Je trouve qu’il avait raison. À partir du moment où il arrivait à me transformer complètement, il y avait un rapport tellement particulier avec la montagne. Le rapport avec elle qu’il y avait dans sa tête, il arrivait à le communiquer. Avant moi, il avait rarement pu faire deux, trois courses de suite avec la même personne à cause de son caractère. Moi, j’étais complètement fasciné par Claude. Et pourtant, il y avait des fois où il « m’emmerdait »…
En tout, en un mois et demi, avec toutes les courses qu’on a faites, je lui ai perdu deux pitons et un mousqueton. Effectivement, on ne mettait pas tellement de clous, mais il faisait des rages pour ses clous quand j’en perdais un. « Ah, c’est mon piton ! ». Et moi j’en reprenais trois ou quatre à côté, immédiatement, et je récupérais absolument tous les clous, malgré notre vitesse. C’était formidable !
… …
D. Ce que tu as fait avec Claude, c’est tellement fabuleux que je ne sais pas si tu aurais pu continuer sur le même rythme.
B. Je ne pouvais pas, j’étais complètement irréel. Claude était aussi irréel que moi. On faisait tout « pour la beauté », mais il y a avait aussi l’idée de faire ça plus vite, mieux. Tous ces clous, cela l’agaçait.
Une sacrée histoire, c’est l’escalade de la Buzazza. C’était une deuxième. Deux Anglais étaient arrivés au refuge et ont su que le lendemain on allait faire la Buzazza. On est arrivés en même temps qu’eux au pied de la voie. Claude disait tout le temps : « Pourvu qu’ils ne viennent pas avec nous, parce que sinon on va être obligés de se surpasser. »
On regarde les premières longueurs, on ne se parle même pas. On s’est tout de suite compris. On n’a pas sorti la corde et on a commencé à faire une ou deux longueurs. Les Anglais ont cafouillé un petit peu à ce moment-là, mais ils avaient vraiment décidé de nous coller aux baskets comme des sangsues. Quand ils nous ont vus partir comme cela… ils ne se sont pas encordés. En voyant qu’ils commençaient à grimper, Claude a accéléré le rythme. Je ne me sentais pas assez fort, j’ai ralenti un peu.
À ce moment-là, il y a un Anglais qui a cherché à nous doubler, et vlan, alors qu’on était déjà à 100 mètres du sol, il y a un Anglais qui dévisse et qui se retrouve coincé dans une « oreille », cinq ou six mètres en dessous, avec un vacarme épouvantable, coincé par son sac. Évidemment, nous on s’est encordés à ce moment-là…
La suite de l’histoire, je n’ose pas en parler. Je n’ai d’ailleurs jamais raconté cette histoire, mais Claude m’en a reparlé l’année d’après, parce que les Anglais ont raconté leurs salades à leur façon.
Donc, on arrive à un endroit, sur une pile d’assiettes. On leur avait mis au moins deux longueurs de corde dans la vue, facilement. À ce moment-là, on s’assied sur la pile d’assiettes et on commence à faire chauffer du thé. Et on se dit qu’on va les inviter à boire du thé parce que là, vraiment, c’était le petit jeu de la compétition, comme il y avait à cette époque-là. Et donc, on reçoit les Anglais et Claude, qui parlait toutes les langues, les invite à boire le thé, et les Anglais sont bien obligés d’accepter…
D. Ils devaient être un peu sidérés…
B. C’étaient deux très bons Anglais ! Après cela, il y avait une espèce de tout petit ressaut, à partir de la pile d’assiettes. Claude, je ne sais pas pourquoi, ne le passe pas parce qu’il n’avait pas confiance dans une prise. Il me dit : « Cette prise, elle est branlante, je ne me mets pas dessus. » Et pourtant, il n’aurait fait qu’une chute de trois mètres.
Claude me dit : « Enlève ton sac. » Parce que Claude le faisait, lui, avec son sac. « Vas-y, mais fais gaffe ! » Moi, je faisais du Fontainebleau, dès qu’il y avait des tout petits trucs, c’était plus facile, je pesais beaucoup moins lourd que lui ; et donc j’y vais et à cet instant il y a l’Anglais qui passe et qui commence à nous doubler. Moi, comme j’avais vu que le truc tenait et que j’étais beaucoup plus léger que tout le monde, je suis passé à toute vitesse, et à ce moment-là, on a commencé à se cavaler après, et on les a redoublés.
Et c’est là qu’on a vu pour la première fois les Anglais qui se servaient de leurs boulons. Claude était ralenti parce qu’il n’avait pas de boulons. On suivait deux fissures parallèles. Nous on suivait vraiment le topo d’Armando da Roit. On avait à peu près une longueur d’avance.
Claude voyait les Anglais travailler avec les boulons, et cela l’énervait, on ne plantait pratiquement pas de clous mais on était bien obligés d’en planter quand même de temps en temps. À un moment, on arrive à un passage où il y avait une traversée en V, V sup. En voyant ça, les Anglais traversent plus bas, en courant… et nous rattrapent. Alors Claude s’est complètement déchaîné : on est sortis une heure et demie avant les Anglais !…
L’année d’après, j’ai revu Claude, à la Toussaint. Il était furieux… Claude m’a dit : « C’est dégueulasse, ces Anglais ont fait paraître ça dans leur journal : ils ne racontent pas le dévissage, ils ont passé sous silence le thé, et le fait qu’on leur a foutu une heure et demie dans la vue, sur la fin. Par contre, ils racontent mon problème à ce petit ressaut, que j’étais redescendu comme si cela avait été une grosse catastrophe, alors que cela avait été juste un petit truc de sécurité… et pour eux, c’était la grande victoire parce qu’ils avaient fait cela d’une façon beaucoup plus intelligente que moi. » Mais Claude m’a raconté cela en se marrant et il m’a dit après : « C’est pas grave, parce que nous deux, on sait comment ça s’est passé… »
D. Moi, je te dirai que, quand j’ai su que tu avais été avec lui, et que tu avais fait toutes ces courses-là, je me suis dit : « Mais, Benoit, c’est incroyable ! »
B. Et que Claude m’ait gardé ! Je m’étais dit : « Je vais faire une voie si j’ai de la chance ! » Alors qu’en fait, plus on grimpait ensemble, plus on se plaisait.
On se parlait très peu. Chaque fois par exemple qu’il y avait une blague ou une contrepèterie, chaque fois qu’il ouvrait la bouche d’ailleurs, il fallait que je me méfie. Je me disais : « Attention, il y a une contrepèterie. Je ne vais pas rire parce que je ne vais pas comprendre. » Alors je faisais des espèces de ricanements, parce que j’avais peur de me faire engueuler !…
D. Je ne savais pas qu’il était si faiseur de contrepèteries.
B. Ah, si, c’était fantastique. C’était tout le temps un blagueur ; la discussion sérieuse, il en avait horreur. Il ne se mettait jamais en avant ; par contre, il faisait très attention à son image de marque. Il était vachement, profondément malheureux, je ne sais pas d’où venait sa souffrance.
D. C’est ça qu’il a fait tant d’escalades avec tant de bonheur, c’était son exutoire.
B. Il se défoulait d’une façon fantastique. On devait continuer à grimper pendant encore un mois ensemble, parce qu’on avait un tas de projets. Mais j’ai reçu un télégramme de mes parents qui m’aidaient financièrement. Claude, il était toujours très près de ses sous, il était même « chiant » de ce côté-là. Il ne comprenait pas qu’avec des parents comme les miens, je ne recevais pas plus d’argent que cela.
On était en train d’ouvrir une voie, sur la gauche de la Torre Venezia. On était à deux longueurs de la fin. Le soir, j’ai reçu un télégramme : « Deuil dans la famille, présence indispensable, etc. »
Et là, alors qu’il y avait sûrement encore un programme de premières à faire, je l’ai laissé tomber…
On s’est dit au revoir. Au refuge, il m’a dit : « T’es un sale lâcheur, puisque c’est cela, demain je fais la Comici en solo ! »
Et il a fait la Comici le lendemain en solo, dans un horaire absolument époustouflant… C’était formidable…
Et puis, il y avait l’amitié de Claude en Italie, … c’était une chose très étonnante.
D. D’après ce que j’ai pu comprendre, en Italie, il était un homme différent. Il était aimé. Il savait qu’il était adoré. Tout le monde l’aimait. Quand il est mort, on a fait une cérémonie extraordinaire à la chapelle de Vazzoler. Il y avait un monde fou. En Italie, il avait trouvé son épanouissement.
B. En plus, il parlait la langue avec aisance. Et puis, il y avait ce côté un peu « clinquant » des Italiens… Dès qu’il arrivait, il fallait qu’il rende service au refuge. Ça, c’est aussi un côté qu’on ne connaît pas bien. Il adorait par exemple aller chercher le lait à la ferme au-dessus. On s’amusait comme des gamins. Mais dès qu’il y avait une troisième personne qui arrivait, il reprenait une espèce de masque. Je crois qu’il avait peur d’être jugé.
Son histoire favorite à Freyr, c’était quand il faisait la « Direttissima » en solo. Dans le haut de la Directe, après le pas de V, Claude se coinçait avec la main. Il allait chercher un mouchoir dans sa poche et il s’essuyait le visage… Et ça, il le racontait avec plaisir… Effectivement, quand on voit ce que c’est que cette merveilleuse dalle des « Trois Saurets », qu’on voit tout le monde agglutiné au-dessus, qu’on voit ce type qui grimpe en solo, ce côté complètement fou. Complètement dingue !
Je pense qu’on ne peut pas reprocher à quelqu’un d’être comme cela. Les gens qui ne comprennent pas ce genre d’état d’esprit, cette joie complètement sauvage, complètement absurde qu’on peut ressentir, je trouve que ce sont des gens tristes.
D. C’est cet esprit de compétition interne qui est admirable. Ce n’est pas la compétition vis-à-vis de quelqu’un d’autre, c’est vis-à-vis de soi-même. Il faisait cela pour lui-même, pour son contentement personnel. Parce qu’au fond, même quand il n’y avait personne, il aurait sorti son mouchoir et se serait essuyé pour se prouver à lui-même qu’il était capable de le faire !
B. Moi, j’aurais bien voulu être avec Claude quand il faisait ses solos, parce que je suis certain que ça n’allait jamais assez vite même quand il était tout seul. Et puis, je suis certain qu’il devait avoir des fous rires en grimpant.
D. Quand je l’ai vu grimper en solo, je l’ai vu grimper seulement à Freyr, parce que je ne suis jamais allée en montagne avec lui. Il grimpait comme un fou. C’est-à-dire sans jamais regarder le rocher. Il ne regardait pas, c’était l’instinct. Il faisait corps avec le rocher.
Denise Escande, née le 25 octobre 1914, est décédée le 3 mai 2007.
À propos de cette grande dame : Denise Escande – Farewell to a great lady