Dévalorisation du VIe degré
par Reinhold Messner
Traduction de Claudio Barbier
«Pour vivre pleinement, il faut aussi risquer !»
Emilio Comici
Récemment, je rencontrai le guide Kuno Rainer, compagnon de cordée du prestigieux H. Buhl.
Nous parlâmes à bâtons rompus, suivant l’inspiration du moment. Puis vint à l’esprit de Kuno un sujet brûlant du monde alpin, et je me réjouis particulièrement d’entendre Kuno parler d’alpinisme. D’habitude, les anciens – qu’on me pardonne l’expression – ne parlent pas beaucoup, du moins ils ne parlent pas d’alpinisme – et c’est pourquoi nous ne les connaissons pas ou ne les apprécions pas suffisamment. Il en va ainsi dans notre monde : qui se met en pleine lumière resplendit, et qui reste assis dans la pénombre reste inaperçu : les lois de l’optique le veulent ainsi.
Les grandes voies de l’ancien temps, Kuno les connaît doublement : je veux dire qu’il les connaît telles qu’elles furent et telles qu’elles sont. Et qu’en dit-il ? «Toutes les voies à la mode sont surpitonnées et n’ont absolument plus rien à voir avec la cotation ancienne, c’est-à-dire la cotation originale». C’est ce que dit Kuno et je le dis également.
Aujourd’hui, il se trouve des alpinistes – il y en a même beaucoup – qui parlent avec dédain des voies anciennes ; ils se plaisent à y accoler l’adjectif «ancien». Ils plastronnent : « C’est bien un ancien six, aujourd’hui je coterais cette voie en cinq». Cela semble signifier que les anciens auraient surcoté les voies, – qu’eux, les jeunes, seraient meilleurs. Je ne suis pas d’avis que les «six» classiques ne l’étaient pas, je dis qu’ils ne le sont plus. Ils ne le sont plus, parce que…
Mais, tout d’abord, commençons par le début. Somme toute, que signifie «six» ? Autrefois, avant la Première Guerre mondiale, il n’y avait pas de sixième degré. On n’en avait pas besoin, bien que les grimpeurs de cette époque aient gravi des voies extrêmement difficiles. Pensons simplement à Piaz, Dibona, Dülfer et surtout à Preuss. Oui, ces grimpeurs d’élite poussèrent à fond leur action. Avait-on atteint la limite ? Non pas : en se basant sur l’expérience de ces «classiques», grâce à un meilleur matériel, où l’assurance sur pitons ne jouait pas le rôle le moins important, on vainquit des parois encore plus difficiles et plus importantes. Si l’on voulait laisser leur cotation aux anciennes voies, il fallait instaurer un nouveau degré: le sixième. C’est alors que Willo Welzenbach établit l’échelle qui reste en vigueur actuellement ; elle comporte les équivalences suivantes:
1er degré : facile.
2e – : moyennement difficile.
3e – : difficile.
4e – : très difficile.
5e – : extraordinairement difficile.
6e – : extrêmement difficile.
(Actuellement, les équivalences verbales sont modifiées. – N. d. t.)
A partir de cet instant, je traiterai principalement du sixième degré, pour ne pas entrer dans des considérations trop étendues. Ce qui vaut pour le «six» vaut en grandes lignes pour les autres degrés.
Que signifie donc «six» ? «Extrêmement difficile», répliquerez-vous, sans savoir ce que cela signifie. Extrêmement difficile signifie : il n’y a rien de plus difficile. Mais pour qui ? Tout le monde ramène la limite extrême à ses propres possibilités. Très juste, c’est pourquoi je dis : «Six est un non plus ultra pour les meilleurs alpinistes du monde». L’extrême limite des possibilités n’est pas identique pour chacun. L’un se trouve déjà à la limite du dévissage dans la voie normale de la Cima Piccola di Lavaredo, alors qu’un autre s’amuse encore dans le «spigolo Giallo» de la même montagne.
«A chacun suivant ses moyens» direz-vous, et je le dis également. Qui se trouve à sa limite dans le troisième degré doit se contenter du III. Mais celui qui grimpe au-delà de ses possibilités, qui dans le IV plante des clous comme un charpentier et dans le VI fore des trous comme un carrier, celui-là trompe soi-même et les autres. Il est un ambitieux et non pas un alpiniste, parce que l’adulation de ses camarades lui importe plus que la pureté de son style de grimpeur.
Domenico Rudatis, écrivain de montagne et grand pionnier de la Civetta, a défini le sixième degré comme le «point limite de l’escalade rocheuse» et ce «point limite» est déterminant pour le sixième degré suivant les possibilités naturelles de l’homme. Un «six», tel que nous le trouvons actuellement – aux Tre Cime, dans le Catinaccio ou dans le massif de Sella – signifie-t-il vraiment «la limite» ? La conscience tranquille, je le dénie. Il y a de nombreuses voies à la mode, certaines en six, voire même en «six sup» qui, en réalité, devraient être cotées à peine en V. Je pense particulièrement aux deux itinéraires de la Roda di Vael (voie Maestri et voie dédiée à Hermann Buhl) qui aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec le sixième degré. Seriez-vous surpris ? Continuez à lire, si vous ne savez pas encore ce que signifie VI !
Dans les Dolomites, une voie qui compte cinquante ascensions est surpitonnée. Si quelqu’un veut réellement trouver du VI, il lui faut répéter les itinéraires qui ne comportent qu’un nombre restreint d’ascensions. Comme c’est curieux ! Personne ne répète ces voies-là (car autrement elles compteraient un nombre élevé d’ascensions) – en aurait-on peur maintenant ? La voie Tissi de la face sud de la Tofana, une voie de 1931, est restée un six pendant 35 ans – quel miracle !
Werner Schertle a trouvé cette voie du maître Tissi plus difficile que toutes les voies modernes et je crois qu’il a raison.
(Messner a pris ceci dans une revue allemande, qui avait déformé le jugement de Schertle. N. d. t.)
Il est heureux que nous puissions trouver encore quelques voies anciennes, qui sont restées telles que les grands grimpeurs de l’entre-deux-guerres les ont ouvertes. Autrement, comment pourrions-nous coter aujourd’hui les nouvelles voies ? La voie Solleder de la face nord-ouest de la Civetta a été considérée comme le type du sixième degré et je suis convaincu qu’elle était du six. Songez simplement qu’Emil Solleder et son compagnon Lettenbauer gravirent en un jour et avec seulement une douzaine de pitons cette muraille presque verticale de 1100 mètres. Est-elle restée du VI ?
La face nord de la Cima Grande, en tout cas, n’est actuellement plus «extrêmement difficile»; on la considère généralement encore comme «six», mais elle ne l’est plus. Il est certain qu’autrefois, lorsque des gens de la qualité de Kasparek la tentèrent, cette paroi présentait des passages de sixième degré. Mais maintenant ces passages font défaut, ils sont truffés de pitons ; personne ne peut les apercevoir encore sous la quantité de ferraille. Eh oui, on ne peut même plus les déceler, les beaux passages, les passages décisifs qui faisaient d’une voie une entreprise de difficulté extrême. Autrefois, on pensait ne pouvoir parler de sixième degré qu’à partir du moment où les pitons devenaient nécessaires, non seulement pour l’assurance, mais également pour la progression.
(Il en a été ainsi parfois dans les Alpes orientales. Jamais les grimpeurs français n’ont jugé ainsi. N.d.l.r.)
«Six» signifiait l’emploi, parfois intensif, de moyens artificiels. Mais par là on commettait une erreur qui hante toujours les cerveaux de la majorité des alpinistes – pour autant que les alpinistes utilisent leur matière grise. Hias Rebitsch – célèbre canoéiste et grimpeur modeste, bien que génial – adopta cette norme pour coter ses premières. Il en arriva ainsi à coter en V la face sud de la Goldkappel. Actuellement, cette voie est comprise parmi les escalades les plus dures qui soient ; jusqu’à présent, elle ne compte que quatre ascensions, dont une seule sans dévissage. La face sud de la Goldkappel, un des itinéraires les plus difficiles des Alpes, est un «cinq», un «ancien cinq», bien entendu. Répétez-là et dites combien de voies de VI vous avez faites jusqu’à présent… Aucune ? Alors, voyez plutôt la fissure nord de la Stevia, que Vinatzer, le premier ascensionniste, cota en six inférieur. C’est jusqu’à présent ma plus dure escalade, bien que j’aie gravi une kyrielle de voies cotées «six sup». Je sais maintenant qu’elles avaient la cotation «six sup», mais non la difficulté.
Somme toute, qu’est-ce que cela signifie, coter une voie ? L’appréciation des difficultés ne se fait pas mécaniquement, mais en esprit ; ce n’est pas une affaire de chronomètre et de double-décimètre, mais plutôt une méthode de comparaison personnelle. Coter veut dire mettre en parallèle une voie, parcourue dans des conditions données, et la capacité de l’alpiniste, dans une forme déterminée, qui a gravi cette voie. Cette proportion est représentée par le degré de difficulté. Et le six est – ou devrait être – le concept de la difficulté extrême pour les meilleurs alpinistes en excellente forme, la paroi présentant des conditions idéales d’escalade.
Quand la capacité et le courage des grimpeurs les plus valeureux menacent d’échouer, quand les meilleurs d’entre les meilleurs tentent de surmonter une paroi dans une escalade téméraire, cela frise le six. Ceci ne vaut pas pour les passages pris séparément ; en école d’escalade, deux mètres au-dessus de la prairie, le premier poltron venu grimpe à sa limite. Le véritable courage et les capacités réelles ne se révèlent que pour le grimpeur, isolé dans une grande paroi, qui surmonte un passage de difficulté extrême, trente mètres au-dessus du dernier piton. Ce passage isolé contribue à la difficulté de la paroi; mais ce n’est que l’itinéraire entier qui présente une difficulté déterminée. Je veux dire par là qu’il faut considérer la voie prise dans son ensemble, et non un passage isolé.
On peut certes parler d’un passage difficile ou d’un passage-clé, mais pas d’un «passage de six». Un itinéraire doit être jugé d’après ce que son ensemble exige des grimpeurs les plus capables et éprouvés. Car chaque ascension forme un ensemble complètement autonome et doit par conséquent être effectuée, considérée et jugée comme un tout en soi.
La difficulté d’un itinéraire augmente avec sa longueur, même si la difficulté intrinsèque ne varie pas. Si la face nord-ouest de la Civetta était moins haute de moitié, elle n’aurait jamais été cotée «six». Il existe une différence entre un surplomb franchi en école d’escalade et le même surplomb dans une paroi de 1 000 m. Il faut considérer également le facteur moral. Il importe ainsi de souligner que le risque fait partie de la difficulté en alpinisme.
Oui, vous avez bien compris: il est impossible de dissocier le risque de la difficulté pure. Tout grimpeur expérimenté connaît l’inquiétude et la peur devant l’ombre du danger. La plupart des manuels d’alpinisme opèrent une distinction nette entre la difficulté et le danger ; dans la cotation, ils ne considèrent pas la menace d’un accident. Les auteurs de ces traités semblent confondre l’escalade en paroi et celle en école, ou bien ils les mettent sur un même plan. En effet, si on sépare le concept de difficulté du concept de risque, on remplace la sérénité et les aléas d’une ascension par la gymnastique en école d’escalade.
Lors de la cotation d’une voie, il faut considérer tous les facteurs intervenant, je dis bien, tous ! Il ne faut absolument pas dissocier les éléments extérieurs des facteurs psychologiques. Un itinéraire qui, jusqu’au sommet, laisse une porte de sortie, une échappatoire, nous impressionne beaucoup moins et est par là même moins difficile qu’un itinéraire isolé. J’entends par ce terme une voie de laquelle on ne peut sortir que par le haut ou par le bas ; une voie de ce genre représente toujours une sérieuse entreprise.
Dans le livre Das Klettern im Fels, de Franz Nieberl, on lit entre autres : «Quand vous voulez coter une escalade, vous ne pouvez pas non plus établir un rapport d’une part entre l’exposition, voire même la longueur d’escalade, et la difficulté d’autre part».
Ce manuel technique dit exactement l’inverse de ce que je prétends. Vérifiez vous-même : cette phrase correspond-elle à la réalité ? Chacun sait que l’exposition nous impressionne ; soit parce qu’elle nous fait toucher du doigt le danger, et le danger fait partie de la difficulté, comme nous le savons, soit parce qu’elle inspire l’angoisse. Nous voulons – chaque véritable grimpeur le veut – gravir une voie de la manière la plus naturelle et avec un nombre minime de moyens artificiels. Les montagnes nous enseignent la modestie et nous voulons les fréquenter avec simplicité.
C’est ce que savaient faire les anciens, les véritables grands alpinistes : aller en montagne avec modestie, l’affronter loyalement. Dans le style le plus pur, Paul Preuss gravit la face est du Campanile Basso : seul, sans piton ; tout droit dans la paroi verticale ; exploit prodigieux ! Langes et Merlet résolurent le problème du Spigolo del Velo – avec deux pitons ; Simon et Rossi celui de la face nord du Pelmo – avec six pitons ; Solleder et Lettenbauer celui de la face nord-ouest de la Civetta – avec une douzaine de pitons ; Tissi réussit la grande traversée de la face sud de la Torre Venezia avec un seul piton. Ces maîtres du style ouvrirent des voies avec moins de pitons que de courage. Ils cotaient suivant ces quelques pitons plantés et cotaient avec justesse. Qui répète les anciennes voies dans des conditions similaires, celui-là peut répéter encore le «cinq» ou le «six» qu’ils ont ouvert – les valeureux.
Malheureusement, nous ne le pouvons plus souvent, je dis malheureusement, car il suffit de quelques pitons pour modifier la physionomie d’un passage. Dans presque toutes les anciennes voies, il y a plus de pitons qu’autrefois, et même beaucoup plus. Cela dit tout, une fois qu’on a reconnu qu’il suffit de quelques pitons pour changer l’aspect d’une voie. Pour de nombreuses voies, on en est souvent arrivé au point que les difficultés d’escalade libre doivent être remplacées par les difficultés d’escalade artificielle. Peut-on parler de «six» quand il s’agit d’une escalade purement artificielle ? J’approuve Rudatis quand il dit : «Si une paroi est impossible sans pitons, on ne peut logiquement dans ces conditions lui attribuer un degré de difficulté. Une paroi ne peut être mesurée par un degré de difficulté que si elle est faisable, c’est-à-dire qu’elle peut être gravie en escalade libre. S’il faut l’équiper de pitons pour la rendre accessible, sa difficulté réelle ne sera que la difficulté encore présente après l’équipement». On peut parler de difficultés d’artificielle comme le font les Français ; mais qu’on ne parle en aucun cas de difficultés d’escalade dans des voies purement artificielles. Donc, seules des parois qu’on peut gravir en escalade libre peuvent être cotées «cinq» ou «six» ; une échelle à poules sera tout au plus A1, A2, A3, A4, et encore elle ne l’est généralement que pour les premiers ascensionnistes.
Jusqu’à un certain point, les premiers ascensionnistes éprouvent des difficultés supérieures à celles que rencontrent les répétiteurs ; dans les cas des voies artificielles, cette différence s’accroît notablement. Ils inventent la clé, la forgent en vue d’une paroi, d’un passage, tandis que les répétiteurs n’ont plus qu’à pousser la porte.
Une voie, cotée en un degré déterminé, devrait le détenir non seulement pour les premiers ascensionnistes, mais d’une manière générale ; c’est-à-dire qu’elle conserve le même degré pour tous les suivants aussi. A-t-on pensé à cela, quand on parla d’instaurer un septième degré, à propos de la face nord directe de la Cima Grande ?
Un an auparavant- donc pendant l’été 1957 – deux Viennois de prime jeunesse, Philipp et Flamm, gravirent en trois jours le dièdre nord-ouest de la Civetta. Voici en bref la différence entre ces deux voies : les grimpeurs de la Cima Grande plantèrent de nombreux pitons, forèrent des trous et menèrent grand tapage – en plantant des pitons bien sûr, et bien autrement aussi…
Les garçons de la Civetta plantèrent, dans les 35 longueurs de corde (la paroi mesure 850 m), 44 pitons intermédiaires et un nombre équivalent de pitons de relais. Personne n’entendit leurs coups de marteau, soit parce qu’ils plantèrent un nombre réduit de pitons, soit parce qu’il n’y avait personne pour les entendre. J’ai bien sûr lu et entendu parler de la première entreprise – aucun écho ne me parvint de la Civetta. Lors des premières répétitions de la voie Hasse, on parla de la coter en VII ; Philipp cota sa voie en V et VI.
Actuellement, la voie Brandler-Hasse de la Cima Grande compte amplement plus de cent ascensions ; la voie Philipp-Flamm de la Civetta, par contre, en compte à peine une vingtaine. A plusieurs reprises, le grand dièdre de la Civetta a été désigné comme la voie la plus difficile des Alpes ; ce dièdre coté en V et VI, et qui n’est pas plus – combien durent y battre en retraite, qui peu de temps avant avaient joué les acrobates dans la face nord de la Cima Grande ? Voici la grande différence entre les deux voies : celle-ci est une «via ferrata», celle-là est une escalade libre de grande classe.
La Cima Grande est pour les grimpeurs bardés de ferraille, la Civetta est pour les grimpeurs de rocher. A chacun selon ses goûts…
La directe de la Cima Grande était difficile ; le dièdre Philipp-Flamm l’est resté. Il le restera… jusqu’à ce que les pitonneurs viennent dans la Civetta aussi. Où devront-ils aller, ceux qui veulent grimper en libre ? (Dans l’été 1967, on trouva des pitons à expansion dans la voie Philipp).
Les nouvelles premières représentent rarement un point limite. Bien que l’équipement ait été grandement amélioré ces derniers temps, le sixième degré n’a pu être dépassé. Bien plus : aujourd’hui, les voies de six véritable sont rarement gravies, elles sont très pitonnées en grande partie, elles ne sont plus du six. Comment se fait-il qu’il n’y ait plus que rarement des voies nouvelles de sixième degré ? Je l’explique ainsi : les alpinistes actuels n’ont plus le courage ni le cran de grimper à la limite du dévissage ; ils sont gâtés, peureux.
Une voie nouvelle ouverte par sections est une tout autre chose qu’une première dépourvue d’échappée ou de retraite. Comparez simplement l’entreprise de Vinatzer en 1936 à la face sud de la Marmolada di Rocca et l’entreprise Hasse-Steinkötter-Barbier à la face est de la Cima d’Ambiez. Trente ans d’écart – quelle différence de classe !
Rudatis trouva une comparaison : «Une voie effectuée en plusieurs morceaux n’est plus un «six», de même qu’un marathon couru par étapes n’est plus un marathon.» Un excès de pitons décompose une paroi de mille mètres en une série de problèmes d’école. Comme nous l’avons dit, nous voulons parler uniquement de voies de six et non de passages.
Nous avons relevé l’importance du facteur moral.
Quand des pitons sont ajoutés dans une voie, même s’ils ne facilitent pas la progression, ils augmentent du moins l’assurance ; en pure théorie, la voie n’est pas rendue plus facile mais en fait elle est dévalorisée. La voie Solleder-Lettenbauer de la Civetta, gravie avec une douzaine de pitons, est sans conteste une voie de sixième degré. Mais celui qui répète cette même voie avec cinquante pitons ne doit pas s’imaginer qu’il a fait un «six». Quand Franz Nieberl prétend que les anciennes voies sont généralement surcotées, il veut dire par là qu’elles sont surcotées actuellement, parce qu’elles ont été remplies de pitons.
Voies à la mode : le terme flatte les oreilles d’un grimpeur d’élite. Il s’y rattache une telle quantité de récits vénérables que tout le monde s’attend à une escalade de grande allure. Mais qu’advient-il quand on contemple de près la célébrité ? On trouve une échelle formée d’une quantité de clous, rouillés ou neufs ; pas question de mousquetonner sa corde partout (quel labyrinthe !) Il ne reste que le tracé, l’exposition pour donner à la voie un certain piquant.
De nombreux répétiteurs s’imaginent avoir accompli une escalade sortant de l’ordinaire. Qui parmi eux pense à l’aspect primitif de la voie, autrefois, quand elle était encore un véritable «six» ? La difficulté et le risque sont indissociables, comme nous l’avons déjà exposé, et il s’ensuit que l’assurance réduit la difficulté. La conséquence de l’assurance est une diminution des difficultés, car les éléments physiques et psychiques sont liés. Maintenant, que dire de ceux qui, pour passer, forent des trous dans les anciennes voies de V et de VI. Les gens de cet acabit sont des ouvriers du bâtiment, mais (par Preuss !) ce ne sont pas des grimpeurs. Je ne peux et ne veux d’ailleurs pas leur interdire ce travail, parce que la montagne doit rester une réserve de liberté.
Mais ceux-là qui ajoutent des pitons d’assurance intermédiaires, dévalorisent aussi une voie. Ils enlèvent à la voie la difficulté psychique et résolvent un problème avec lâcheté. Il suffit de penser à la difficulté d’assurance du temps des anciens ! A cette époque, on disposait seulement de pitons, dont trois pesaient un demi-kilo et qu’on ne réussissait à faire entrer que dans les fissures les plus propices. Si nous devions actuellement réaliser une première avec de tels pitons, nous n’arriverions pas loin, ne serait-ce qu’à cause du poids énorme. Les anciens faisaient cela autrement que nous. Avec vingt pitons ils attaquaient les parois les plus redoutables. En réalité, ils avaient sur nous un avantage, celui de la légèreté et de l’aisance ; ils grimpaient sans l’embarras d’une chape de matériel ; ils pratiquaient une escalade classique, une escalade idéale – peut-être même sans en être conscients.
Il y a deux sortes d’escalade : la réduction de la montagne à l’homme et l’adaptation de l’homme à la montagne. Par la réduction de la montagne à l’homme, j’entends la préparation d’une paroi, de manière que l’homme puisse y monter. En glace par exemple, on ne connaissait autrefois que cette manière de procéder. Depuis Hans Dülfer, le piton permet la réduction de la montagne à l’homme également en rocher.
La deuxième sorte d’escalade est l’adaptation de l’homme à la montagne et c’est là seulement que réside la difficulté alpine. L’homme se forme pour la montagne. L’entraînement, la dextérité et une grande part de courage lui permettent de s’élever grâce aux prises et aux fissures existantes. Je qualifie ce genre d’escalade rocheuse comme le véritable, le plus beau, en bref : l’alpinisme classique.
Au Campanile Basso, Paul Preuss a montré comment il faut agir, mais seul un petit nombre a compris ou a voulu comprendre. Actuellement il n’y a plus que les «casse-cou» pour suivre son exemple – «casse-cou» aux yeux des poltrons – et de nombreux alpinistes sont des poltrons avec une langue bien pendue. Pour être un «bon grimpeur» il faut savoir parler ; je dis bien : parler. Chacun est en mesure de monter quelque part – à force de pitons naturellement ; mais la façon de le faire, c’est là une affaire personnelle – l’important est d’arriver – personne ne s’enquiert du «comment» – du moins plus à l’heure actuelle.
Bruno Detassis a entrevu ce que voulait Preuss et il l’a suivi dans une certaine mesure. Dans toute sa carrière alpine, il ne serait jamais monté sur un étrier…
D’autres grimpeurs encore ont essayé d’imiter la pureté de style d’un Preuss : Langes, Solleder, Tissi, Rebitsch et Vinatzer ont atteint la limite de l’escalade libre et la détiennent encore actuellement. Les deux derniers nommés grimpaient pieds nus, avec un nombre minime de pitons. Rebitsch dans la Lalidererwand, dans la face sud de la Goldkappel, dans le Kaisergebirge ; Vinatzer dans la Marmolada, dans la Cima dei Mugoni et dans la fissure de la Stevia.
Il est vrai que l’escalade artificielle s’est perfectionnée et que l’histoire alpine a encore enregistré une quantité de grandes premières depuis les années trente. Alors que la difficulté d’une voie classique peut rester invariable, sauf modifications dues aux éléments naturels, la difficulté des voies artificielles n’est pas identique pour les répétiteurs et pour les premiers ascensionnistes. Pas d’objection contre les nouvelles voies ! Mais au moins laissez les voies anciennes dans leur état originel ! Il faut qu’elles prouvent aux répétiteurs que les «anciens» étaient des hommes forts et courageux. Il faut que les voies anciennes restent des exemples, parce qu’elles représentent un sommet d’une évolution – même à l’époque actuelle.
Quand on en arrive aujourd’hui au point que des voies classiques, c’est-à-dire des voies comportant à l’origine peu ou pas de pitons, deviennent des sentiers aménagés, alors l’esprit alpin est en décadence – tombe bien bas. Car c’est l’audace qui détermine le «six», et quand elle fait défaut, il manque l’essence de l’alpinisme de pointe, et ce dernier disparaît. Si quelqu’un a peur, qu’il aille là où il n’aura pas de raison d’avoir peur, c’est-à-dire dans une voie moins difficile ; en tout cas, il ne faut pas qu’il plante des pitons pour dissiper son angoisse.
Le courage et la valeur d’un alpiniste sont indirectement proportionnels au nombre de pitons qu’il utilise pour une escalade. Ce qui signifie : plus un grimpeur est bon, plus il est courageux, moins il emploie de pitons. Les anciens étaient courageux : ils ont atteint le point limite. Nombreux sont ceux qui répètent maintenant leurs voies de la façon la plus vile et se figurent avoir accompli la même performance : être aussi forts.
Les voies sont dévalorisées, parce qu’elles sont maintenant trop pitonnées ; elles sont trop pitonnées, parce que ce ne sont plus des alpinistes qui les tentent ; les gens qu’on rencontre en montagne ne sont pas, pour la plupart, de véritables alpinistes, parce qu’ils ne mettent pas de passion à être ce qu’ils sont, à faire ce qu’ils font. Ils s’arrêtent à l’aspect extérieur des choses ; et c’est pourquoi l’on trouve souvent chez eux une telle confusion et cette méconnaissance des joies profondes que procure l’escalade libre.
Cet article est publié avec les aimables autorisations de l’auteur, M. Reinhold Messner, et de M. Hans Hanke, rédacteur en chef de la revue Der Bergsteiger, que nous remercions vivement.
Article paru dans « La Montagne », février 1968.