Pour savoir ce qui s’est réellement passé le 24 août 1961, voyons ce qu’en dit Erik Svab, l’auteur du topo le plus récent et le plus complet sur le massif des Tre Cime di Lavaredo :
« La réalisation la plus importante de l’année, et l’un des exploits les plus incroyables de l’histoire de l’alpinisme, en considérant le résultat par rapport aux moyens, a comme personnage vedette le grimpeur belge Claudio Barbier, auteur le 25 août, en une journée, de l’enchaînement de cinq voies des Tre Cime : la Cassin à la Cima Ovest, la Comici-Dimai à la Cima Grande, la Innerkofler à la Piccola, la Preuss à la Piccolissima, enfin la Dülfer à la Punta Frida. Sur le papier, cette liste ne semble pas impressionnante, mais essayez, après avoir gravi la voie Cassin et, fatigué, descendu la voie normale, imaginez de repartir dans la Comici-Dimai, et ainsi de suite pour les trois autres voies. Et tout cela en 1961, sans l’équipement d’aujourd’hui : ni chaussons d’escalade, ni magnésie, ni polaire, ni Goretex… » (1)
Pourtant, au début de l’été 1961, Claudio Barbier ne semble pas en forme. Il est parti à Zermatt pour tenter la face nord du Cervin avec Léo Schlömmer mais ils renoncent. Il écrit lors à ses parents : « ma saison ne sera guère fameuse, j’ai d’ailleurs les nerfs complètement à bout depuis plusieurs mois, ce qui a en grande partie causé mon abandon aujourd’hui ». (2)
Mais c’est bien connu, Barbier n’aime pas la haute montagne et la glace, son domaine c’est le rocher,
son massif c’est les Dolomites, où il sent comme chez lui.
Écoutons sa compagne Anna Lauwaert relater le fameux enchaînement du 24 août.
« Bepi Reider, le gardien du refuge Locatelli, me raconta que Claudio arriva au refuge le 20 août avec l’intention de faire la première solitaire d’une des grandes voies récentes. Mais Bepi lui annonça que cette première solitaire avait déjà été faite – probablement la Brandler-Hasse faite par Karl Flunger en 1959.
D’abord ce fut la déception, puis il sombra dans une de ses noires méditations et à la fin il déclara :
– Eh bien, si c’est comme ça, je vais vous faire voir quelque chose de nouveau, un truc que vous n’avez jamais vu.
« On imagine Claudio assis à sa petite table, dans le coin, près de la fenêtre en train de calculer sa feuille de route, et il est tout à fait logique qu’il se soit dit :
– Puisqu’on grimpe avec le souper de la veille, je ne vais pas lésiner sur les calories d’autant plus que si je réussis, ça va être la fête et je n’aurai plus rien à payer, et si j’échoue je n’aurai plus l’occasion ni de manger, ni de payer… Donc en avant pour le minestrone, le spagh, le verre de bon vin, la Wiener Schnitzel, le Schokoladekuche, le p’tit caf’ et pour terminer en beauté une petite botte de poire comme pousse-café.
« Toujours est-il que le 24 avant l’aube Claudio se trouvait au pied de la Cassin de la Cima Ovest.
« Bepi Reider me raconta que quand ils s’étaient levés ils avaient vu Claudio dans la paroi, cela n’était pas la première fois mais tout de même, de nouveau en solo… Donc ils l’observèrent attentivement aux jumelles et quand il arriva au sommet, tout le monde eut un soupir de soulagement.
« Ils allaient lui préparer un bon petit déjeuner, bien mérité. Mais quand ils ne le virent pas rentrer, ils se demandèrent ce qui se passait… Il ne s’était tout de même pas fait mal dans la descente ? C’était trop bête… Et puis ils se rendirent compte qu’il y avait quelqu’un en solo dans la Comici de la Cima Grande. Que ce cinglé veuille faire ces deux voies en solo en une journée ! On allait lui préparer un solide repas car à la vitesse à laquelle il grimpait, il allait certainement rentrer avec une faim de loup. Tout le monde eut un nouveau soupir de soulagement en le voyant arriver au sommet, Dora commença à lui préparer son couvert. Il n’arriva pas car il était parti dans la Preuss, et puis dans la Dülfer, et puis dans la Innerkofler…
« Dans le refuge ce fut la consternation. Bepi resta collé à ses jumelles, n’en croyant pas ses yeux. On n’osa plus faire de commentaires. Jusqu’où ce fou allait-il aller ? Enfin, vers 19 h, on le vit déboucher au bout du sentier. Il était donc encore vivant !
« En 2010, John Porter, le délégué de l’Alpine Climbing Group dont Claudio était membre, nous raconta lors d’une journée à Vallarsa, que cet exploit avait eu dans le monde anglo-saxon le même effet que ce fameux battement d’ailes d’un papillon qui, aux antipodes, provoque un ouragan.
« Cet exploit fit la une de tous les journaux sauf, naturellement, en Belgique.
« Cette année-là, le Trophée du Mérite Sportif fut attribué à un coureur cycliste, Rik Van Looy, et ça, Claudio n’allait jamais le digérer. À Marino Stenico il envoya une carte postale avec ces commentaires :
Cima Ovest voie Cassin, deuxième ascension en solo, 5 h 20-8 h 18
Descente 8 h 30-9 h 30
Cima Grande voie Comici, 10 h 10-13 h 10
Piccolissima voie Preuss, 14 h 45-15 h 55
Punta di Frida, voie Dülfer, 16 h 30-17 h 30
Cima Piccola voie Innerkofler, 17 h 55-18 h 25
« Il avait donc parcouru 1750 m d’escalade en 7 h 50 min, soit 3500 m si l’on compte également les descentes. Ce fut le premier enchaînement de cette importance dans l’histoire de l’alpinisme.
« On pourrait le refaire, aujourd’hui on en a vu d’autres, peut-être fait-on même mieux. Mais si on tient compte du matériel de l’époque, des connaissances en matière d’entraînement et d’alimentation, et surtout de la mentalité, cela a vraiment été un exploit.
« Claudio en était conscient mais sans perdre son sens critique, et il insistait sur le fait qu’il s’agissait là de voies qu’il connaissait et que, donc, la première solitaire d’une voie qu’il ne connaissait pas, comme la via Italia 61 ou celle de la Torre di Valgrande, avaient plus de valeur.
« Depuis le refuge où on l’avait suivi avec attention, Bepi Reider était admiratif comme tout le monde mais il était aussi inquiet : ne se sentait-il pas, en quelque sorte, responsable de ses jeunes hôtes ? Il prit Claudio à part et lui dit fort sérieusement :
– Mourir à 20 ans, ce n’est pas difficile, tout le monde en est capable, mais grimper encore à 80 ans, ça c’est un exploit.
– Tu me fais des prêches moraux pires que ceux de mon père, rétorqua Claudio.
« Après les funérailles de Claudio, les amis italiens qui étaient venus à la cérémonie rendirent visite aux parents. Ils racontèrent les exploits.
– Somme toute, dit Madame Barbier, notre fils était un fou…
– Non, non, pas du tout, répliqua Almo, bien au contraire, dans ces moments-là il atteignait un stade d’auto-contrôle, de certitude, de prudence, de conscience, extraordinaire. Sinon il n’aurait pas pu réaliser des escalades aussi importantes.
– Dans ce cas, répondit Madame Barbier avec une pointe d’humour grinçant, quand nous aurons appris à connaître notre fils, nous finirons, nous aussi, par l’admirer… »
(1) Erik Svab et Giovanni Renzi, Tre Cime, Classic and modern routes, éd. Versante Sud, 2009, existe en anglais et en italien.
(2) Anne M.G. Lauwaert, Le grimpeur maudit, auto-édition, 2011, d’où est extraite la relation suivante sur l’enchaînement du 24 août 1961.