20 août 1961. Refuge Locatelli. Claudio Barbier projette d’ouvrir, en solitaire, une nouvelle voie dans la face nord de la Cima Grande du Lavaredo. Bepi Reider, le gardien, lui signale que la voie vient d’être ouverte !
Barbier est déçu. Il se tait, se terre dans son coin, rumine, ronchonne. Ne veut rien avaler. Il grimpe quand même, mais le cœur n’y est pas. Le 20 août, il parcourt la Cassin à la Piccolissima avec Gianni Mazzenga. Sans plaisir, sans parler. Pour grimper.
Le 22 août, avec Mario Burini, ils font la troisième ascension du dièdre Abram-Schrott (en 6 h 30), parce qu’il fallait la faire ! Le soir, il remue-ménage, reste de bois et annonce à Bepi que puisque c’est comme ça, ils allaient voir ce qu’ils allaient voir, non mais ; qu’il allait faire du jamais vu, na na na, tchicklaboum pouêt- pouêt. Son regard soudain s’illumine.
– On dirait que Claudio a une idée derrière la tête, dira Lella Cesarin, le soir du mercredi 23 août. Avec elle, ce jour-là, il avait escaladé la voie Morandi à la Cima Piccolissima. Mais il avait la tête ailleurs. Il regardait le ciel. N’a pas dit un mot de la journée. Il était absent du monde. Il intégrait la difficulté de la voie. Lella n’est pas contente, ce mercredi soir: Claudio, après un repas des plus copieux, va se coucher très tôt. Il dit qu’il est fatigué et que, demain, on ne compte pas sur lui pour grimper, même s’il fait beau. Que, le cas échéant, il grimpera seul. Lella n’est pas contente : Claudio lui avait promis de lui raconter des histoires belges, de lui faire quelques calembours, de lui lire quelques-unes de ses pages préférées. Ben, non, môssieur va dormir ! Môssieur est fatigué. Il n’a pourtant fait que deux cents mètres, aujourd’hui.
Môssieur, donc, s’installe dans sa chambre. Il sifflote, l’air heureux. Il se regarde dans le miroir et, tout d’un coup, il grimace de douleur. Vite, il entoure son cœur de ses deux mains. Boum, boum, ça cogne et ça balance à l’intérieur. De la sueur de doute sourd de ses tempes, comme guidée vers ses joues. D’une langue experte, il happe les perlées quand elles arrivent aux commissures des lèvres. Le cœur se calme. Il se sourit puis s’étend, tout habillé, sur son lit de refuge. Il sent monter en lui une colère qu’il tente de cacher dans un recoin quelconque, entre la gorge et l’estomac. Des minutes passent. Il ferme les yeux.
– Ah ! les salauds, me faire cela à moi. Ils ont osé me voler ma voie. Bon, d’accord, ils ignoraient tout de mon projet… mais quand même. Tu vas voir, je vais leur faire un truc pas piqué des vers. Voyons voir. D’abord dormir. Je partirai tôt ! Ah ! Prévenir Bepi qu’il me réveille ! Non. Oui. J’hésite. Si je le lui demande, il comprendra. Il me connaît si bien. Tant pis, j’y vais.
Il se lève et descend. Dans la salle, on le regarde. Lella est contente : « Il ne sait pas s’endormir, il va me raconter des histoires ». Claude s’approche du long bar en bois, chuchote quelques mots à l’oreille de Dora, la femme de Bepi (« Ne dis rien à personne », termine-t-il) puis remonte, tranquillement. Lella fait la moue.
– Voyons, héhéhé ! Ah oui ! C’est ça ! C’est ça que je vais faire ! Hahaha, ils vont voir dans quelles voies je me chauffe !
Bien. Je me lèverai à 4 heures (Dora viendra m’éveiller à 3 h 45 précise).
Claude se couche. Ferme les yeux.
4 h 15 : j’avalerai quelque chose de solide, de fort. Haha !
Il se met sur le ventre et martèle son oreiller, en riant !
4 h 30 : au pas de course vers… vers… vers quoi, en fait. Allez, on va leur faire une Cassin à la Ovest, non ?
Il se lève, pousse sur l’interrupteur, se regarde dans le miroir.
– Une Cassin à la Ovest ?
Il dodeline de la tête, se sourit.
– Enveloppez, c’est pesé.
Il se recouche.
– Oui, c’est bien joli ça, mais c’est que c’est dur, cette voie.
Combien fait-elle ? Ah ! 450 mètres ! ED, non ? Bah ! Ça passera.
J’arriverai au pied à 5 h 10. Dix minutes pour préparer mes affaires, ça suffira. Une gorgée de flotte…
5 h 20, c’est parti. J’irai vite, c’est sûr. J’hésiterai avant de me lancer dans la traversée. Un petit mouvement d’indécision. Ce gaz ! C’est terrible. Une fois ces longueurs franchies, ce sera presque du gâteau ! Eh non ! Faudra se méfier : les voies Cassin, elles sont solides, fortes et franches comme leur ouvreur. Cassin, c’était pas n’importe qui. C’est pas tout : il faut grimper. Heureusement, mes tisonniers me serviront bien. Sans eux, je douterais. Je serais curieux de savoir comment redescendraient d’ici des gens en difficulté : cette traversée à l’envers, ce ne serait pas facile.
Le passage au-dessus de la niche me donnera du fil à retordre. Mais bon, ça passera. Il ne me faudra pas trois heures ! Allez, chiche : à 8 h 18 je serai au sommet ! Dix minutes d’arrêt pour souffler un peu. À 9 h 30, je suis en bas. À 10 h au refuge! Youpla !
Nenni. À 10 h 10 pétantes, j’arriverai au pied de la Comici à la Grande ! Jamais vu, jamais fait : deux grandes voies en solo dans la journée ! Là, ça ira aussi vite. Je m’arrêterai sur le grand chien noir pour regarder et manger un bout. J’aime bien cet endroit. Confortable, gentil. Presque le seul endroit de la voie où l’on peut prendre des photos. Non, je ne prendrai pas mon appareil. Dora aura tout dévoilé à Bepi. À cette heure-là, ils me verront, du refuge. Ça oui. Je leur ferai un signe de connivence, pour leur dire que tout est bien ! Après, faudra faire gaffe: c’est plus facile… mais ça glisse, surtout dans les traversées, plus haut.
Sommet à, hum, disons 13 h 10 ! C’est jouable : 3 h pour 500 mètres. J’aime pas cette descente : c’est long. Mais je la ferai en courant. Tant qu’à faire, je leur offrirai une Preuss à la Piccolissima, non ? Je passerai devant vers… non pas « vers »… je serai au pied à 14 h 45. Celle-là, je la connais bien. Dure mais bonne. Sommet à 15 h 55.
Ça ira ? Ben oui, tiens. Il fera beau. La forme sera là. Les muscles dénoués, bien en jambe. Tout collera comme je le voudrai.
Allez, zou, descente and quickly. lis croiront que je suis fou, tu verras. Un peu plus ne fera de tort à personne : à 16 h 30, j’entamerai la Dülfer à la Punta Di Frida. Enlevée en une heure, celle-là.
Que m’offrirai-je au sommet? Il sera pas loin de 17 h 30. Une galette ? Un morceau de saucisson ? Non, rien : de l’escalade, tiens. Voilà ce que je m’offrirai : une cinquième ! 17 h 55 : lnnerköffler à la Cima Piccola. Belle voie pour finir, non ? Oui, pour finir : faudra pas abuser des bonnes choses… et puis il se fera tard. Dora et Bepi m’attendront pour dîner. Sommet 18 h 25. Tant pis, je la bâclerai un peu, celle-là, mais je parie que j’en aurai un peu marre. On verra. 19 heures au refuge. Ils me regarderont, n’oseront pas m’adresser la parole. J’irai droit au Livre et j’écrirai, dans le silence :
Jeudi 24 août: Claudio Barbier (da solo)
– Cima Ovest via Cassin : 5 h 20 – 8 h 18, descente 8 h 30 – 9 h 30
– Cima Grande via Comici : 10 h 10 – 13 h 10
– Cima Piccolissima Preuss : 14 h 45 -15 h 55
– Punta di Frida via Dülfer : 16 h 30 -17 h 30
– Cima Piccola via Innerköffler : 17 h 55 – 18 h 25
Puis je me tournerai vers eux. Et j’éclaterai de rire !!!
Le lendemain, Claudio l’a fait. Comme il l’avait rêvé ; la vie, pour Claudio, c’était pas plus compliqué que ça !
En chiffres, ce n’est pas triste :
1 750 mètres d’escalade en 7 h et 5 minutes, 3 500 mètres de dénivelée en 13 h 05.
Plus tard, il expliquera qu’il voulait commencer par les voies les plus intéressantes pour se ménager à chaque moment la possibilité de s’arrêter en ayant tout de même fait une démonstration de type nouveau.
Content, il l’était… mais moins qu’on aurait pu le penser. Pour lui, il ne s’agissait en fait, que de répétitions en solo de voies qu’il connaissait déjà. Il préférait nettement ses premières en solitaire des voies qu’il n’avait jamais faites auparavant !
Médiatiquement parlant, Barbier n’existe pas. Il refuse systématiquement les quelques offres qui lui sont faites. Il ne veut pas tourner un « clip » publicitaire pour une marque de bière belge sur les rochers de Freyr. Il ne montre pas d’intérêt lorsqu’un célèbre magasin de sport allemand lui propose de devenir conseiller technique. Il ne répond pas à l’invitation de Léopold III, ancien roi des Belges : « Lorsque vous aurez le temps, emmenez-moi grimper : j’aimerais tant m’y remettre ! »
Il vivait chichement, entre son matériel et ses livres, ses joies et son angoisse.
L’homme des cinq faces nord ferait perdre la face, ferait perdre le Nord.
Jean-Claude Legros
(avec l’aide du livre en gestation: La Voie du Dragon, d’Anne Lauwaert),
Vertical n° 28, juillet-août 1990