Le Barbier de sa ville
1972 ! Je rentre du Sud-Algérien où j’ai enseigné pendant neuf ans. Dernier poste : le collège de Tamanrasset. Ma nomination en France sera donc… Sochaux (j’ai raté Dunkerque de peu !). La proximité des Vosges, de ses granits et de ses grès, compense la fréquentation journalière des usines Peugeot et d’un établissement scolaire Troisième République. Je vais souvent grimper à la Martinswand et fais la connaissance d’une bande de jeunes Alsaciens talentueux et bons vivants. Les échos du refuge des Trois Fours résonnent encore des fêtes d’après-grimpe, auxquelles se joint de temps à autre un groupe de Belges, fines lames de Freyr et redoutables taste-bière. C’est au cours d’une de ces soirées que je connus Jacques Collaer, mon compagnon de cordée pendant les cinq années qui suivirent.
Un week-end d’octobre, la délégation belge est au complet. Collaer me présente les uns et les autres :
– «Élie, Max, Frankie…» Un grand type athlétique est un peu à l’écart ; il nous tourne le dos et remplit méthodiquement son sac à dos.
– «Oh, Claudio, viens faire connaissance !»
Un visage un peu dur, l’œil clair, une paluche impressionnante qui me broie la main :
– «Claude Barbier, enchanté!»
– « ‘Le’ Barbier des Dolomites ? » dis-je bêtement.
– « Non, le Barbier de sa ville, Bruxelles» rétorque-t-il.
C’était là le premier contact avec la passion du maestro, le calembour, dont je ne tarderai pas à visiter les nombreux méandres, et son inévitable complice : la contrepèterie. Pour l’instant, il a l’air un peu égaré malgré les rires polis de sa cour, et Collaer lui propose de faire cordée.
– « Vous… tu ne grimpes pas en solo ? »
– « Oh la la, le solo, c’est fini ! Je suis dans une phase descendante et j’ai cinq kilos de trop. Alors, le solo… ! »
Il prend son sac et s’éloigne. À voix basse, Jacques m’explique :
– « Claudio n’est plus en forme, il n’a plus le moral… ! Tu as vu son arrière-train ? » Effectivement, de dos, il a un côté percheron. Ce jour-là il grimpera en second, mais avec une vitesse d’exécution étonnante et une amplitude de mouvements qui dément l’excès pondéral.
L’été suivant à Chamonix. Jacques est parti lâchement dans le Verdon avec «une amie». Je cherche un compagnon de cordée et j’erre du côté de la Potinière où un groupe de Marseillais sirote une boisson moussue. J’aperçois Joël Coqueugniot et lui demande si, par hasard, il ne connaîtrait pas…
– « Tiens, mais demande à Claudio, il est là, il sort de la Poste. »
Le Barbier s’approche du groupe, me hèle :
– « Salut, tu n’es pas avec Collaer ? »
– « Ce salaud est parti draguer dans le Verdon. »
– « Avec une nana ? Collaer !? »
Il rigole de sa blague, il semble plus gai que jamais. J’en profite :
– « Tu es libre ? On peut grimper ensemble si tu veux… On les rejoint ? »
– « Pourquoi pas… On prend ma voiture, je préfère… Et puis j’ai tout mon matériel dedans… »
Rendez-vous est pris : nous partons pour le Midi. Il semble songeur. Il rumine quelque chose, il marmonne, le regard toujours aussi fixe.
– « Draguer dans le Verdon… Draguer dans le Verdon… Y’a pas une contrepèterie là-dedans ? »
Nous roulons vers le Midi. Claudio semble un conducteur prudent, pas du tout le genre, comme il me le dit, à bousiller les moteurs. Sa 3 CH Citroën est partagée en deux parties distinctes : le coin pilote/ passager et une plage chambre/ entrepôt avec le matos et deux matelas-mousse. Il me fait remarquer le chiffre :
– « Car on ne sait jamais ! Une heureuse rencontre… ! »
Finalement, ce grand solitaire est touchant. Il n’attend que cela : une superbe auto-stoppeuse aimant l’escalade, et grande lectrice de romans de montagne. Car Claudio est un littéraire, collectionneur de livres comme il est calembourdier et contrepèteur.
La voiture roule toujours, la conversation aussi. Il me parle de Terray, de Livanos. Une question me brûle les lèvres :
– « Et ton coup au Lavaredo, tu l’as préparé comment ? »
– « Les Dolos ? Sais-tu, je me sentais bien. À l’époque j’étais plus mince, plus motivé. Et puis j’avais rien à perdre… La préparation ? J’avais mis un paquet de raisins secs au pied de la Comici, un autre à la Cassin ; des amandes, de quoi boire… Ça a marché ! »
Pas moyen d’en savoir plus ! Il se tait. J’ai l’impression qu’il rumine cette époque où Claude est devenu Claudio pour les Italiens…
– « Et tes vols à Freyr, c’est vrai ? Le coup des Hollandais… »
Un récit horrifique m’avait été fait d’une chute en solo, avec rattrapage à la corde liant les deux Bataves. Claudio freine un peu, se tourne vers moi (aïe aïe aïe, le virage à droite !) et me dit, les yeux exorbités :
– «C’est faux, archi con ! J’ai simplement voulu les doubler dans une traversée et je me suis un peu tenu à leur corde ! Je sais qu’il court une légende à ce sujet… Quels cons ! Ils ont eu peur, les Hollandais, c’est tout!»
Un silence à nouveau, où s’engouffre le ronron régulier du moteur de l’enfant du Quai de Javel.
– « Ça tourne rond, ne trouves-tu pas ? »
Il parle des pistons de la voiture, à tous les coups ! Je commence à le trouver un peu maniaque, quand soudain il glousse et me sort d’un ton doctoral, façon Louis Jouvet dans Knock :
– « Il ne faut pas presser la Citron ! »
La voiture fait une embardée (de rire ?) et nous frôlons un parapet. Déchaîné, il enchaîne :
– « Nous sommes passés un zeste trop près ! »
Là, c’est la franche rigolade, qui dure quelques virages, au grand dam de nos estomacs. Tiens c’est vrai, nous n’avons pas déjeuné et encore moins bu. Je lance :
– « T’as pas faim ? »
Nous passons près d’un élevage de chevaux ; Claudio ralentit, me désigne une superbe bête et m’achève par un :
– « Si, si, j’ai l’estomac dans l’étalon ! »
Il m’énerve. Il mène par trois mots à zéro, et le Verdon est encore loin. Heureusement, une auberge sympathique nous tend les bras, et la perspective d’une accorte serveuse faisant de même enchante le maestro. Las, à peine entrés, il nous faut déchanter : la serveuse est rébarbative et la patronne lui ressemble. Elle porte autour du cou une énorme croix en argent qui danse sur une poitrine généreuse. Je sens qu’il va sortir quelque chose de grave, le solitaire des Dolos ! Nous nous attablons, il se penche vers moi et murmure :
– « Elle est folle de la masse, et à l’évidence molle de la fesse… ! »
Il commande deux bières «pour commencer », que je justifie par un définitif :
– « C’est très bon pour les papilles de la Nation belge. »
– «Quatre à un», lâche-t-il, et nous attaquons les dents serrées un steak qui a dû faire le maquis (nous sommes près du Vercors).
– «Carnis tristem», dis-je entre deux assauts.
– « Ce qui veut dire ? »
– « La chair est triste… C’est du latin de cuisine ! »
– « Quatre à trois ! »
Claudio est mort de rire et commande « deux cervoises fraîches ».
Le Verdon nous attend mais il n’en parle pas ; ou plutôt il prépare le terrain :
– « Tu sais, si on ne trouve pas Collaer, ce n’est pas grave… »
Il me confie également qu’il n’aime pas descendre dans des gorges pour commencer une voie, qu’il préfère un vrai sommet, et cetera… Je lui propose une voie ailleurs que dans le cañon, le Pilier des Bananiers dont m’a parlé Domenech («Une merveille !»). Nous bivouaquons près de la voiture, sur les fameux matelas. Au matin, malgré son air dubitatif, nous attaquons un vague pilier herbeux suivi d’une longueur arborée.
– «Pas terrible, pas terrible», dit-il. Il n’est plus gai du tout, et je retrouve l’air buté que je lui avais connu dans les Vosges.
– « Écoute, me dit-il, c’est laid, c’est nul, on peut très bien redescendre et aller grimper ailleurs… dans le Vercors. Tiens, à Glandasse ! J’ai jamais fait la Leprince-Ringuet… »
– « Moi non plus. »
Nous fonçons sur Die, sa Clairette, l’abbaye de Valcroissant et le gîte où nous passerons la nuit. Il aime beaucoup le lieu. Il ne blague plus, évoque la vie des moines, leur choix régulier d’un coin idyllique pour construire et s’installer. La conversation est sérieuse. Il me précise encore une fois :
-« Je ne suis pas en forme. »
Je sais ce que ça veut dire : il sera en second et il ira très vite.
La nuit s’avance, les sacs sont faits. J’ai envie de dormir, mais Claudio est non seulement bavard et érudit, il a une âme de midinette traqueuse d’autographes et se lance dans un solo passionné de son idole : Johnny Hallyday. La voix est claire, ferme, le texte est su. Il me gratifie d’un show exalté qui justifierait un divorce, et avant de sombrer, je rêve de refermer les « Portes du Pénitencier ». Celles de l’abbaye sont toujours ouvertes sur un grand ciel étoilé, où la lune, comme dans un tableau du douanier Rousseau, décalque la paroi de Glandasse. Je vais grimper, demain, avec un maestro dolomythique…
La Voie Lactée disparue, quelques volailles hystériques – l’endroit est rural –, je réveille le maestro :
– «Leprince-Ringuet express».
L’épopée hallydesque est loin, le petit déjeuner est prêt. J’ai acheté la veille quelques gâteries et Claudio, silencieux, trempe un croissant dans un café au lait très «outre-Quiévrain». Il médite sur son bol et semble lire dans la mare de caféine lactée les péripéties de la belle journée qui s’annonce. Le croissant finit par céder, alors Claudio brandit un lambeau rescapé et tonitrue :
– «Tant va l’Croissant au bol qu’à la fin il se casse !»
Je garde un souvenir étrange de ce pilier Leprince-Ringuet. Claudio grimpe vite, très vite ; j’essaie, en tête, d’être à la hauteur. Il ne dit pas grand-chose mais, surtout, il ne chante pas. Le plateau est là, proche, et je lui propose de terminer la voie.
– « Je t’ai prévenu, je ne suis pas en forme. »
Pas en forme ! Mon œil ! Le type grimpe comme s’il était seul : le rocher et lui, lui et la paroi. Nous émergeons sur le plateau qui nous propose deux solutions de descente. Une longue et monotone à droite ; une autre, sportive et rapide, vers le Rocher des Heures.
Je choisis, il se tait… Le gravillon calcaire est à coup sûr à l’origine de l’invention du roulement à billes et nos chaussures légères inventent un sport nouveau : mi-patin à roulettes, mi-patin à glace, mi-gadin sur place (je sais, c’est comme le Picon de Marcel Pagnol : trois moitiés, c’est trop !).
Nous parvenons dans un vallon qui, malgré ses airs engageants, nous mène dans une direction opposée. Claudio est perplexe, puis grincheux :
– « Si j’avais été seul… ! »
– « Tu n’es pas seul, nom de Dieu ! Et je t’emmerde. »
Barbier ne dit plus rien, ne chante plus, se fait discret. Une crête de plus et le vallon de Valcroissant est là, avec la rassurante abbaye, la voiture et la route vers Die.
– « Je t’invite au restau ce soir. »
La dernière fois que je l’ai vu, le Barbier de sa ville, c’était à la cathédrale de Bruxelles. Il n’était pas très visible pourtant : un beau cercueil luisant, une foule immense, les grandes orgues, un curé ému qui évoquait sa stature, sa large poitrine, ses mains puissantes… Les copains étaient là, qui m’embrassaient («C’est très bien d’être venu»). Claude Deck représentait le GHM… L’ami Fruythof m’entraîna loin de tout cela et nous errâmes dans les rues jusqu’à l’estaminet où Claudio aimait descendre.
– «On va boire un coup» dit Fruythof. Je me surprends à lever la main vers un serveur hypothétique et je lance, avec l’accent belge :
– « Garçait, s’il vous plon, deux ballets d’Beaujolon !»
Jacques Ramouillet, extrait de « Encordé avec des solistes – Mémoires picaresques » – Cimes 2003 (G.H.M.)
Jacques Ramouillet, né le 20 avril 1941, est devenu guide de haute montagne en 1987 ; il est mort d’un cancer du poumon le 27 novembre 2016.
TRES INTERRESSANT !!