QUE S'EST-IL PASSÉ À MARCHE-LES-DAMES LE 17 FEVRIER 1934 ?
10. Accident ?
L'hypothèse d'une mise en scène, qu'elle ait été exécutée de jour ou de nuit, paraît donc très peu vraisemblable.

Peut-on envisager alors un autre déroulement des faits ? Retenir la thèse de l'accident d'escalade, malgré les anomalies – réelles ou apparentes – dont il a été fait état ?

Reprenons les éléments sous cet angle. Et réexaminons toutes les "anomalies" (ou prétendues anomalies) que certains n'ont pas manqué de souligner dans ce dossier.

- Le Roi vient de vivre, durant l'été 1933, une saison de montagne particulièrement réussie. Il sait que, vu son âge – rappelons qu'il a 58 ans – il lui faudra bientôt "raccrocher", abandonner l'alpinisme. Mais il espère cependant connaître encore une bonne saison d'escalade en 1934. Pour cela, nécessité oblige, il a décidé de soigner son entraînement, sans s'accorder la moindre trêve durant l'hiver. En allant grimper aussi souvent que possible…

- Ce jour-là, le 17 février, il veut à nouveau profiter de quelques heures de liberté. Pas assez pour faire appel à un coéquipier, mais suffisamment pour effectuer quelques petites voies en solo. Rien de bien difficile : une voie où l'on peut pratiquer l'assurance par le haut, une autre qu'il connaît bien. Pas la peine de déranger un officier d'ordonnance pour si peu ! Et le risque d'accident étant minime, pas besoin d'un chauffeur ! Il se met en route avec son valet, Théophile Van Dycke.

- Les rochers en question sont situés près du plateau de Boninne. Venir par la route de Beez ne ferait pas vraiment gagner de temps (pour accéder aux petites voies rocheuses situées dans la partie supérieure, il lui faudrait remonter de raides pentes depuis la route). L'accès par Boninne offre, en plus, l'avantage de la discrétion. Et le Roi attache beaucoup d'importance à la discrétion (6).

- Seul problème rencontré sur place : le Roi a oublié ses lunettes. Mais, vu l'absence de difficultés dans ces petites voies qu'il connaît bien, cela ne lui semble pas un empêchement majeur. Pour l'approche, il a son lorgnon, pour grimper, il glissera celui-ci dans sa poche…

- Après une première voie, où Van Dycke a pu l'assurer en tenant la corde, il lui reste un peu de temps. Se faire accompagner par son valet, peu à l'aise dans ces pentes, le retarderait. Il lui demande de rester sur le plateau, et lui fixe rendez-vous une heure plus tard. Après quoi, il dévale la ravine et gagne le versant ouest de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu, où se trouve une voie assez facile, la Cheminée Louise, qu'il a déjà gravie plusieurs fois.

- Arrivé en haut de la Cheminée, Albert poursuit jusqu'au sommet de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu. En fait, habituellement, on ne va pas jusqu'au sommet proprement dit, sommet qui est un peu détaché, côté Meuse, et dont le rocher est de qualité médiocre. Quatre ou cinq mètres sous le sommet de l'Aiguille, il y a une plateforme, d'où l'on peut rejoindre facilement la pente de terre de la ravine. Normalement, c'est là que s'arrête l'escalade. Mais Albert vient d'apprendre que, quelques jours auparavant, des grimpeurs du Club Alpin ont gravi la partie supérieure du sommet. Il décide ce jour-là de tenter à son tour le sommet en question.
Lorsqu'il y parvient, le Roi a maintenant sous lui un mur de 4 mètres, vertical, aux prises peu distinctes vues d'en haut, car beaucoup d'entre elles sont constituées d'alvéoles. Sans ses lunettes, le Roi se sent peu à l'aise pour redescendre ce mur en désescalade. Mais dans un tel cas, la solution est simple (il l'a d'ailleurs prévue) : il déroule sa corde, la passe derrière un bloc formant becquet, et entreprend de redescendre à la corde, bien penché en arrière pour garantir la stabilité des pieds. Par facilité, l'un des deux brins de la corde est resté noué à sa taille.


- C'est à ce moment que le becquet derrière lequel passe la corde se descelle. Le bloc se détache, le Roi tombe à la renverse.

- Quelques mètres plus bas, sa tête heurte le rocher. Le corps continue à rouler, dans la ravine, sur une cinquantaine de mètres, entraînant la corde…

Ce scénario expliquerait pourquoi le Roi a chuté tête en bas, pourquoi la corde était déroulée, et pourquoi elle a subi des dégâts : passant autour du bloc, la corde tombe avec celui-ci, et est fortement abîmée au moment du premier impact, celui-ci se produisant soit sur la plateforme située sous le sommet, soit, plus vraisemblablement, sur les rochers formant la base de l'Aiguille…

Il est permis cependant d'envisager que la chute ait pu être provoquée par un autre facteur que l'arrachement du becquet. Au moment où, entamant la descente, Albert s'agrippe des deux mains à la corde, il pourrait avoir été victime d'un malaise (l'effort produit à ce moment étant assez intense). Ou même d'une maladresse: il s'y prend mal, un pied glisse, il est surpris, il lâche la corde… Comme la corde était attachée par un brin à la taille du Roi, et placée à double autour du becquet au sommet de l'Aiguille, elle a dans ce cas subi un choc brutal lors de la chute, et subi un frottement d'une extrême violence. Ce qui expliquerait, mieux que toute autre hypothèse, les dégâts qu'elle a subis.

Si le lorgnon se trouvait dans une poche du Roi, il est possible que, glissant de cette poche lors de la chute, il se soit retrouvé dans une touffe de végétation garnissant le rocher, ce qui expliquerait qu'il ne se soit pas brisé…
Pourquoi cette version de l'accident n'a-t-elle pas été retenue ? La personnalité du comte Xavier de Grunne, ultra-royaliste, qui passe pour avoir été une "tête brûlée", n'est sans doute pas étrangère à la construction boiteuse de la version officielle. Version qu'il a en grande partie imposée, usant de son crédit tant auprès de la magistrature que de son entourage et du Club Alpin…

Scénario imaginé spontanément, sans se donner le temps de la réflexion, négligeant obstinément les éléments qui ne cadraient pas avec sa version.
Version qui glorifiait cette image mythique d'un Roi "escaladant une voie difficile, vertigineuse, mortellement frappé au cours de son ascension par une roche traîtresse, et tué par l'œuvre cruelle du Destin"…
Version bien plus noble, plus exaltante que celle d'un grimpeur malchanceux, accroché à deux mains à sa corde, chutant d'un rocher modeste…

Dans un même registre, une grande partie de l'imagerie parue à l'époque cherchera elle aussi à fausser la réalité : sur la plupart des photos publiées et des cartes postales éditées, on désignera comme "le rocher fatal" non pas l'aiguille où est tombé Albert, mais le sommet voisin, bien plus impressionnant…

Quant aux autres "anomalies"… Que les recherches aient duré si longtemps peut s'expliquer lorsque l'on voit les lieux.

Il paraît logique que ces recherches aient commencé sur les pentes d'où partaient les voies d'escalade fréquemment parcourues à l'époque.
Ce n'était pas le cas de la ravine où l'on a retrouvé le corps du Roi.

On a donc commencé à chercher ailleurs, notamment sur la pente située à l'ouest de l'Aiguille du Vieux Bon Dieu, du côté de la "Cheminée Louise" notamment. Or cette pente est loin d'être homogène : elle est beaucoup plus raide que ses voisines, formée d'un entrelacement de rochers, de tours, de couloirs, de vires glissantes, de fourrés…
Une recherche de nuit ne pouvait s'y dérouler que malaisément, prenant beaucoup de temps… Sans compter la relative désorganisation des chercheurs, rendus fébriles par la gravité de la situation…
La présence du marteau sans piton s'explique si l'on se réfère aux usages - bien peu écologiques - de l'époque : le marteau ne servait pas seulement à enfoncer ou enlever les pitons. Il était également utilisé pour briser de petites saillies rocheuses, "casser du rocher" pour aménager des prises (7)…!

La position de la corde par rapport au corps est évidemment un élément important. S'il est exact que la corde était déroulée dans la pente au-dessous du corps du Roi, il y a là une quasi-impossibilité matérielle dans un contexte de chute (à moins que, dans la pente, la corde n'ait subi un effet "coup de fouet").
Mais, nous l'avons vu, les témoignages divergent à ce sujet.
Peut-être y a-t-il eu tout bonnement un problème de vocabulaire dans la déclaration de Jacques de Dixmude, le terme "remonter le long de la corde" ayant désigné non un déplacement dans la pente, du bas vers le haut, mais simplement le fait qu'il se soit déplacé le long de cette corde pour en trouver l'origine…

L'absence de flaque de sang sous la tête du Roi pourrait s'expliquer par le fait que le sang, qui avait noirci entre-temps, n'était guère visible de nuit sur la terre noire de la ravine, qui en avait sans doute absorbé une partie… Sans doute devait-il y avoir des traces de sang noirci sur les feuilles mortes. Manifestement, personne n'y a prêté attention. Il faut dire qu'elles avaient dû être fortement piétinées…

Le bloc "fatal" est-il vraiment celui découvert à proximité du corps ? Certains éléments du dossier permettent de penser que ce bloc était peut-être déjà présent dans la pente, avant la chute. Dans ce cas, au cours de la chute dans la ravine, le Roi aurait simplement heurté cette pierre, la maculant du sang qui s'écoulait de sa blessure à la tête…

Que penser de l'absence d'autres blessures sur le corps ? On n'en sait rien ! Peut-être y avait-il des blessures internes, non décelées vu le caractère sommaire des examens médicaux pratiqués ?
 
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